Le Guide des Maçons Ecossais de Pierre Noël,

A l’Orient. Coll. Éditions critiques (39 euros).

par Pierre Lachkareff

Après avoir rappelé que si le REAA est le rite le plus pratiqué au monde, c’est avant tout dans ses degrés supérieurs, les grades bleus étant seulement pratiqués en Amérique latine et en Europe, notamment en France, Pierre Noël note que les auteurs français classiques n’en parlent pour ainsi dire pas. Y aurait-il là anguille sous roche ? Cela n’introduit-il pas, par défaut, une question capitale : le REAA constitue-t-il un tout cohérent du premier au 33ème degré ? Lors de l’organisation du Rite d’abord à Saint Domingue, puis à Charleston (Etats-Unis d’Amérique), le Suprême Conseil des Très Puissants Grands Inspecteurs Généraux du 33e degré laissaient les grades bleus à la discrétion des Grandes Loges. Cependant lorsque le même organisme, trois mois à peine après avoir pris cette décision remet sa patente au comte de Grasse Tilly, il autorise celui-ci à créer des loges symboliques sur des territoires déjà pourvus en Grandes Loges : première contradiction dans une histoire qui, comme on va le voir n’en manque pas.

Une étape intéressante de cette histoire est la « Circulaire aux Maçons Ecossais » du frère Antoine-Firmin Abraham, où pour la première fois, la « pureté » de l’Ecossisme est revendiquée face à un Grand Orient qui se serait coupé des véritables grades écossais pratiqués dans le reste du monde, ce en quoi, note l’auteur, Abraham s’abusait. En outre la France avait largement ignoré la querelle qui déchirait l’Angleterre entre « Anciens » et « Modernes » et Pierre Noël de noter que l’Ecossisme pour les grades bleus d’Abraham n’était qu’un avatar de « Masonry Dissected » de Pritchard (1730). Mais Abraham avait ses partisans et l’ampleur du mouvement conduisit le G.O. à déclarer irrégulières les loges professant des rites étrangers à ceux professés par lui. Cependant Pierre Noël note que le casus belli à propos du contenu de ces rituels était quasi inexistant et que la volonté de différence résidait surtout dans le refus d’utiliser les rituels rédigés par le G.O. et dans les prérogatives accordées aux détenteurs de hauts grades écossais. Le Rite Ecossais Philosophique était lui-même peu différent du rite Français à ceci près, et c’est tout de même très important, que la disposition différente des chandeliers et leur rapprochement du vénérable et des surveillants pourrait bien constituer l’un des fondements de grades symboliques du rite écossais. Quoi qu’il en soit, « le point de rupture, écrit Pierre Noël, ne se trouvait pas dans les rituels des grades bleus ou l’abandon d’une tradition initiatique imaginaire, mais dans la volonté centralisatrice du G.O. et le désir de conférer, comme au XVIIIe siècle, les hauts grades dans les loges. » Mais le terreau était là. Pierre Noël, après avoir longuement exposé les conflits ayant mis aux prises Suprême Conseil, Grande Loge Générale Ecossaise et Grand Orient après le retour des « Américains », rappelle que dans tout cela il ne fut jamais question des grades bleus et que, comme on le sait, leur gestion était du ressort du Grand Orient. Cependant certaines loges bleues travaillaient bel et bien à un rite écossais. Un annuaire du G.O. de 1811 nous apprend qu’à Paris 14 loges sur 91 étaient dans ce cas, 5 en province ou à l’étranger, et que 8 loges travaillaient aux deux rites. Mais de quel rite écossais s’agissait-il ? Celui du Guide ? Problème. En effet, dans celui-ci, la première santé s’adresse à « Sa Majesté et son Auguste Famille ». Alors, Napoléon ou Louis XVIII ? Louis XVIII sans doute, comme l’absence de l’épithète impériale le laisse supposer. On s’accorde aujourd’hui à penser que 1820 est la date de publication du Guide. Or Pierre Noël nous fait part de deux découvertes faites par lui. D’abord d’un rituel pour le premier degré du Rite ancien accepté appartenant à la loge La Triple Unité Ecossaise et datant de 1804, ensuite d’un manuscrit manifestement rédigé sous l’Empire, probablement entre 1810 et 1811 et qui intéresse les trois degrés. Or ces rituels sont à peu de choses près identiques à ceux du Guide. Pierre Noël se livre ensuite à une longue analyse des documents. Il montre l’extraordinaire esprit syncrétique qui a présidé à l’élaboration de ces rituels. Ainsi, le premier manuscrit reprend quasi textuellement pour l’ouverture la divulgation anglaise des Trois Coups Distincts de 1760 tout en le mélangeant à des dialogues et à des usages en cours dans les loges françaises. Sans entrer dans le détail, on peut dire que le résultat relève d’un syncrétisme pur, si l’on peut dire, alliant éléments « Anciens » britanniques et tradition française. Il en est de même pour la réception qui mélange éléments « Anciens », ceux du Rite Ecossais Philosophique et du Régulateur. Quant à l’instruction, elle se trouve en contradiction avec le reste, car c’est un démarquage pur et simple des Trois Coups Distincts où ne sont pas du tout repris les éléments continentaux. On a donc une sorte d’ornithorynque, ni vraiment écossais, ni vraiment français et qui ne joue pas vraiment la carte anglaise. Dans le second document, on retrouve au grade de compagnon, les mêmes contradictions, des choix arbitraires et des tentatives un peu bancales de résolution de ces contradictions. Au troisième degré, même chose. La disposition de la loge suit le modèle français, mais l’ouverture le modèle anglais. La réception (dramatique) est dans la lignée française. Si le discours historique rapporte la version « ancienne » telle qu’on la trouve dans les Trois Coups Distincts, le reste du récit adopte la version française de L’Ordre des Francs-Maçons Trahis, avec une contradiction d’importance : la Parole est-elle perdue ou non ? Pierre Noël nous dit : si ces rituels franco-britanniques sont bien de rite « ancien », ils diffèrent beaucoup des rites « écossais » du XVIIIe siècle. Or ils ont été adoptés par des maçons « écossais ». Le méritaient-ils d’une façon ou d’une autre ? Il faut donc rechercher une troisième influence. Celle des tuileurs est notoire. Pour le Delaunay de 1813 le caractère « écossais » réside essentiellement dans la disposition de la loge. Avec Vuillaume, cela ira plus loin. Il reprend Abraham et pour lui « ancien » et « écossais » sont devenus synonymes, avec cependant un bémol comme quoi « c’est une chose convenue de beaucoup de gens ». Pierre Noël conclut : si c’était dans ce décor que se déroulaient les cérémonies prévues par les rituels d’origine du REAA la conclusion s’impose : un rituel d’inspiration hybride, alliant le goût français du spectacle à la simplicité britannique, exécuté dans un décor relevant d’une triple influence, tel était en définitive le REAA aux grades symboliques. Cependant sa principale vertu n’était pas là, mais en ce qu’il s’opposait de front au Régulateur. Le Guide pouvait-il servir en l’état ? Difficile en raison de ses incohérences, surtout après la reprise en main des loges par le Suprême Conseil en 1821. Il fallait donc faire des choix. Soit retenir les Trois Coups Distincts et faire du style Emulation avant la lettre, soit faire encore autre chose. Et c’est ce qui va se passer. P. Noël étudie deux rituels du REAA, celui de 1829 et celui de la loge « Le progrès de l’Océanie » de 1843 qui montrent les changements du rite au cours de la première moitié du siècle. Au premier degré, on observe une atténuation de l’influence « Ancienne » dans l’instruction et un recadrage de celle-ci en fonction des épreuves subies par le néophyte. Il y a des apports au second comme les cinq ordres d’architecture, et les deux globes, innovations dues au Freemason’s Monitor de l’Américain Smith, lequel, le rappelle l’auteur, doit tout à William Preston (1743-1818). Mais le fait capital est sans doute l’interprétation nouvelle dans un sens naturaliste du mythe d’Hiram, considéré dès lors comme un mythe de mort et renaissance cosmique où Hiram est assimilé au sol invictus. L’histoire du REAA suivit d’autres tribulations qui, cette fois, mettaient aux prises loges de base et Suprême conseil, pour aboutir en 1895 à la création de la G.L.D.F, maîtresse de ses grades bleus. P. Noël analyse deux rituels, très proches l’un de l’autre, l’un datant de 1894, pré G.L. et l’autre de 1905, post G.L. Au premier degré, on trouve une accentuation naturaliste, scientiste même, des épreuves par les éléments, quelques éléments du rite « Ancien », pointe de l’épée, obstacles, le tout enrobé de beaucoup de morale. Au second, les philosophes apparaissent, tous grecs, Jésus étant lui-même assimilé à un sage, le fameux « Gloire au travail ! » et l’étoile flamboyante se « naturalise ». Au troisième, reprise du mythe solaire quant à Hiram, mais aussi un commentaire assimilant à mots voilés le séjour de ce dernier au tombeau à celui…du Christ ! Et enfin, cerise sur le gâteau, la reprise de « L’histoire de la reine du matin et de Soliman prince des génies » de Nerval, avec cet ajout dont Pierre Noël souligne qu’il est bien dans l’air du temps : « Salomon était obligé de reconnaître une force nouvelle à côté de laquelle jusqu’alors il était passé sans même la soupçonner. Cette puissance, c’était : LE PEUPLE ! » Mais ce n’est pas fini. Ainsi, après la seconde guerre mondiale, les modifications apportées aux rituels de la GLDF, montrent une volonté de retour à la tradition « Ancienne » de la maçonnerie britannique cela relevant pour l’auteur d’un désir (déjà !) d’amadouer les anglo-saxons. Puis, en 1965, vient l’introduction à la GLDF, des deux rites « Cerbu » et « 1802 ». Là encore nous dit Pierre Noël, le REAA renoue avec ce qui le caractérise dès ses origines, le syncrétisme, avec addition de traditions diverses, américaines, « Emulation », jusqu’à des influences hollandaises et compagnonniques. Pierre Noël fait plusieurs remarques. Pour lui, les grades bleus du REAA ne témoignent certainement pas d’une « tradition de temps immémorial », étant donné les avatars successifs du rite à tel point que la première version en est quasi méconnaissable. Et puis vient LA question : quel est le vrai, le légitime REAA ? La réponse d’après Pierre Noël se trouve dans son articulation avec les grades suivants. Après avoir noté que les hauts grades eux-mêmes du REAA ne forment pas un ensemble véritablement cohérent, Pierre Noël parvient à la conclusion que, ni dans sa version « Impériale », c’est-à-dire celle du Guide, ni dans sa version romantique avec notamment un Hiram « ressuscitant », ni encore dans les versions contemporaines qui tentent de marier lecture et héritage « ancien », le REAA « bleu » ne parvient à une articulation satisfaisante. Et il pose ces deux questions : « ces difficultés internes aux rituels eux mêmes entraînent une conséquence inattendue aux yeux de certains thuriféraires du REAA : qui ne verra que l’articulation entre les hauts grades du REAA et les grades bleus homonymes ne présente rien de spécifique et que les grades symboliques des autres Rites, Français, Moderne (belge) Ecossais philosophique et autres, peuvent tout aussi aisément servir d’introduction aux hauts grades en question puisqu’ils posent les mêmes questions ? Qu’en conclure sinon qu’il a manqué au Rite un Willermoz pour établir une cohérence sans faille aux étapes successives de l’ensemble. Dans l’état actuel, aucune variante des grades symboliques du REAA ne justifie l’affirmation que les 33 degrés du REAA constituent un ensemble unique et obligé. Est-il hérétique de penser que les grades bleus de tout Rite préparent également à l’enseignement des hauts grades du REAA ? »

Nous pourrions quant à nous nous en poser d’autres. Ainsi, l’architecture splendide du RER n’a pas empêché celui-ci de tomber dans l’oubli et de connaître plus d’un siècle de purgatoire avant de reprendre force et vigueur. Est-ce malgré ou à cause de cette architecture même ? Car, en revanche, notre ornithorynque écossais ancien et accepté, avec ses capacités d’adaptation, voire de mutation, a connu, convenons en, une belle carrière et continue d’en faire une. Est-ce grâce à ses défauts rédhibitoires ou malgré eux ?

Le fait que la principale « vertu » du REAA, pourrait-on dire, ait été de se constituer « contre » (le Régulateur notamment) n’est-elle pas pour rien dans son succès ? Enfin, il y aura toujours, semble-t-il, un certain romantisme de la dissidence, un irrépressible désir de faire « autre chose », qui, surtout dans un cadre initiatique, ne peut qu’être reçu avec intérêt. Cela peut aussi, bien sur, générer des attitudes irrédentistes, « sur la défensive », voire de « repli identitaire », comme on peut le voir aujourd’hui. Le côté « attrape tout » du REAA, ce syncrétisme sui generis qui fait fi des contradictions ne ressemble-t-il pas à la logique du vivant qui, avec ses ruses, s’oppose à une logique purement abstraite, à une sorte de « cercle de la raison » maçonnique ?

Discussion :

- Pierre Noël participe à la revue Acta Masonica, revue de la Grande Loge Régulière de Belgique. Ce livre contient, outre l’étude de l’auteur publiée une première fois dans Acta Masonica (vol. XII) en 2002, une excellente introduction de Pierre Mollier, une reproduction en fac-similé du Guide des Maçons Ecossais de 1829, déjà republié dans la revue Ordo Ab Chao en 1999, des rituels du REAA et 2 tableaux synoptiques établissant un parallèle entre le Régulateur du Maçon (publié en 1801), le Rite Ecossais Philosophique et la divulgation des Trois Coups Distincts (1760). On peut seulement regretter que la bibliographie ait été arrêtée à 2002 et ne mentionne donc pas les publications réalisées pour le bicentenaire du REAA en 2004.

- Le REAA est évidemment un rite syncrétique mais il n’est pas le seul et, d’une certaine manière, on peut le dire de tous les rites. Mais pour être syncrétique, un rite peut être cohérent. C’est le cas du rite anglais qui l’est dans sa conception même, comme le rite écossais rectifié. Dans le cas du REAA, on voit, au contraire, que sa constitution n’a suivi aucun programme déterminé. De plus, au cours de son histoire et comme tous les autres rites, le REAA a évolué en suivant l’esprit du temps auquel, en France, il s’est montré très perméable.


1 : Republié par Les Rouyat, Editions du Prieuré, par Régis Blanchet, édition fantaisiste, et plus sérieusement par Pierre Mollier.

2 : Ars Macionica n° 30, Loge de recherches de la GL régulière de Belgique organisera le 24 novembre 2007 une tenue avec une conférence de Laurent Jaunaux : « Le Guide des Maçons Ecossais était-il en avance sur son temps ? ».