Des revues et une exposition
par Thierry Boudignon
The Square, December 2007.
Au moment où Freemasonry Today disparaît en tant que telle pour se transformer en revue officielle de la GLUA voici que The Square change de format pour adopter celui de FT. Plus qu’une victoire d’une revue sur l’autre, ne faut-il pas plutôt y voir une sorte partage des rôles ? The Square rend compte du dernier n° de FT (p. 40) et en fait même la publicité (p. 32). Outre le format, The Square sous la houlette de son nouveau rédacteur en chef, Mike Porter, propose de nouvelles rubriques à ses lecteurs.
Par exemple, et s’inspirant peut-être d’une rubrique analogue de Yasha Beresiner dans FT, la revue invite les frères à voyager au dehors de leur loge en faisant découvrir d’autres locaux maçonniques à travers le pays. On insiste d’ailleurs sur le fait qu’il ne s’agit pas de montrer des locaux prestigieux comme le Freemasons’ Hall mais des locaux régionaux, petits (p. 20) et humbles, sans doute plus proches de la réalité maçonnique des frères que des préoccupations obédientielles. Ces visites sont intéressantes dans la mesure où l’on peut approcher, notamment à travers des photographies, un peu de la pratique maçonnique de nos frères anglais. C’est ainsi que l’on peut voir qu’il est interdit de fumer dans les locaux maçonniques de Watford (grande banlieue est de Londres), lieu où 22 loges se réunissent, 11 chapitres de l’Arc Royal, 4 loges de la Marque, 3 loges du “Royal Ark Mariner”, 2 conclaves de Chevaliers Templiers, un des “Allied Masonic Degree”, de l’Ordre du “Secret Monitor” et de la Croix Rouge de Constantin. La “salle humide” peut accueillir 100 personnes.
Autre rubrique : elle sera consacrée à retracer l’histoire d’une Loge. Ce qu’il y a lieu de noter, c’est que la revue ne compte pas se restreindre aux Loges du Métier, autrement dit aux loges de la GLUA mais à toutes les loges, Chapitres, Conclaves de tous Ordres.
Et encore, voici une rubrique dont l’originalité ne sera pas de présenter des Maçons en tant que tels mais de les présenter dans leur action et leur vie en dehors du Métier, à l’extérieur. On veut montrer par-là que le Frère ne se cantonne pas dans sa Loge mais exprime les valeurs maçonniques dans le monde. C’est aussi l’occasion de rappeler que lorsqu’on étudie un maçon « historique », il ne faut pas se contenter de retracer sa carrière maçonnique « stricto sensu » comme on le fait trop souvent mais il faut aussi prendre encore les autres aspects de sa vie, le contexte, etc.
The Square, march 2008.
« Society and Freemasonry- Another Way ! », p. 12-13. Compte-rendu de la réunion du 6 novembre 2007 au Masonic Hall de la GLUA (ou UGLE) à propos de la notion de « régularité ».
Selon l’auteur de l’article, tous les francs-maçons du monde sont d’accord pour dire que la régularité est une notion essentielle dans la franc-maçonnerie. Mais la question se corse dès qu’il s’agit de la définir. 44 Grandes Loges européennes étaient invitées à ce débat. Si la plupart ont défini la régularité à l’aune de l’histoire de leur maçonnerie dans leur pays, le débat a tourné autour du rôle de la franc-maçonnerie aujourd’hui. Ce débat, vieux comme la franc-maçonnerie elle-même, aborde des questions essentielles comme : la franc-maçonnerie a-t-elle pour objet de transformer la société ou seulement de s’occuper de la formation individuelle de ses membres ? Et aussi, est-ce la Maçonnerie qui lance des idées dans la société ou bien est-ce les idées de la société qui entrent en Loges ? (cf. Chroniques d’Histoire Maçonnique n° 61, p. 31 et 47, note 3.)
Deux interventions résument les points de vues. Elles émanent d’obédiences différentes, l’une « régulière » et l’autre « non reconnue ».
Selon les frères autrichiens, les conférences entendues en Loge doivent concerner des questions maçonniques, certes, mais aussi des sujets touchant aux sciences, à la société, la vie des frères en général, à l’exclusion de sujets politiques ou religieux.
Selon les frères italiens (le Grand Orient d’Italie est reconnu par plusieurs Grandes Loges mais pas par la GLUA), il n’est pas pensable que dans le monde libre et démocratique de l’Europe de ce début de 21e siècle, la franc-maçonnerie ne communique pas avec l’extérieur si elle veut être comprise. Il y a une crise profonde du monde post-moderne que les maçons doivent analyser même s’ils ne sont pas là pour remplacer les politiciens. C’est la raison pour laquelle, conformément aux anciens usages, la franc-maçonnerie doit contribuer à former des citoyens éduqués qui seront à même de partager l’expérience acquise en loge. Dans ce but, le GODI n’hésite pas à organiser des conférences sur des sujets comme la bio éthique, la médecine, la philosophie, etc. en montrant que la franc-maçonnerie est capable de traiter de tels sujets comme une organisation intégrée à la société d’aujourd’hui doit le faire. La franc-maçonnerie n’est pas une société secrète, ses buts, ses idées doivent être largement connues.
Ainsi ces 2 Grandes Loges, quoique distinctes, se rejoignent pour penser que la franc-maçonnerie doit tenir sa place dans les grands débats de société. Il ne s’agit pas de débats politiques au sens strict mais bien de débats de société. Et cette analyse du rôle de la franc-maçonnerie semble confortée par le fait que ces obédiences recrutent et que la moyenne d’âge de ses membres baisse.
Au contraire la maçonnerie de langue anglaise c’est-à-dire la GLUA voit ses effectifs décroître et cela maintenant depuis plus de 60 ans. Certes, dans cette maçonnerie, on invite le frère à être un bon citoyen mais, outre le fait que 10% à peine des frères sont abonnés à une revue maçonnique ce qui pose le problème de l’éducation maçonnique des frères pourquoi, à l’instar de la Grande Loge canadienne de l’Ontario, ne peut-on aborder au sein de la GLUA des questions comme : Pourquoi n’y a-t-il pas de discussions religieuses en Maçonnerie ? Pourquoi n’y a-t-il pas de discussions politiques ? Quel est le rôle de la Maçonnerie dans la société d’aujourd’hui ? etc. Toutes ces questions ne sont-elles pas dans la droite ligne des origines de la Maçonnerie, c’est-à-dire cette époque où il s’agissait de pouvoir s’exprimer librement ? Il est temps, pense le rédacteur en chef de la revue, que la maçonnerie anglaise prenne conscience qu’elle n’est pas seule au monde, qu’elle n’attire plus de jeunes, que d’autres maçonneries pratiquent autrement et qui sont plus en phase avec la société du XXIe siècle, bref que la Maçonnerie anglaise prenne un autre chemin.
La Chaîne d’Union, n° 43, janvier 2008.
« La franc-maçonnerie allemande au risque du vieillissement et du conservatisme », un entretien de Gunter Münzberg avec René Le Moal.
La Franc-maçonnerie allemande est une maçonnerie régulière, au sens anglo-saxon du terme. Gunther Münzberg, ancien dignitaire, ne mâche pas ses mots quant à cette « régularité » qu’il considère comme « un système de pouvoir érigé et maintenu par des Maçons de l’espace anglo-saxon ». De fait, si l’on considère, sous cet angle, l’histoire de l’influence des franc-maçonneries française et anglaise en Europe, en 1877 et un siècle plus tard, force est de reconnaître que l’idéalisme des frères français n’a guère pesé lourd face au pragmatisme de nos frères anglais et que la régularité anglo-saxonne s’est imposée presque partout. Mais sur quoi débouche cette victoire ? Selon Gunther Münzberg, la franc-maçonnerie « régulière » est devenue « dogmatique » et « figée intellectuellement et spirituellement » et elle est aujourd’hui en déclin. Des réformes semblent indispensables. Gunther Münzberg prônent des solutions « radicales » au risque de jeter le bébé avec l’eau du bain. Sans doute y a-t-il une part de provocation dans ses propositions comme d’envoyer au musée « les rituels reposant sur le symbolisme de l’Ancien Testament », c’est-à-dire peu ou prou l’immense majorité des rituels maçonniques. Il ne faut pas oublier, en effet, que la seule manière de se projeter dans le futur avec un peu de conscience, c’est d’être enraciné solidement dans son histoire. Au passage, et même implicitement, il pose la question de la nature profonde du rituel maçonnique. Gunther Münzberg pense aussi que la discrimination que la franc-maçonnerie fait aux femmes ne saurait durer. Comme beaucoup, il propose d’orienter les travaux des loges « vers des sujets ayant davantage de sens ».
Pour autant, il ne faudrait pas croire que le système de la régularité anglo-saxonne va s’effondrer comme ça, d’un coup, sous l’effet d’une baguette magique même si la GLUA est en difficulté. Gunther Münzberg l’a éprouvé à ses dépends, lui le Grand Commandeur du Suprême Conseil du Rite Écossais Ancien et Accepté pour l’Allemagne, à vouloir trop de réformes, a été contraint à la démission.
Initiations Magazine, n° 20, février-mars 2008.
A propos de la création d’un Grand Orient des Etats-Unis d’Amérique, Frédéric Vauth écrit : « Cette création doit beaucoup à Internet, aux forums de discussions, aux blogs, à une nouvelle génération qui a communiqué et échangé au-dessus des lenteurs administratives et des interdits maçonniques. » (p. 29). Cela fait écho aux propos prophétiques de feu Gérard Gefen prononcés le 14 novembre 1996 dans la Loge William Preston : « Ainsi, cet immense mouvement [internet], dont l’origine est principalement due à des initiatives individuelles, efface (virtuellement) les barrières entre les obédiences en permettant un dialogue et un échange d’informations extrêmement libres. En outre ce réseau peut être un outil d’enseignement maçonnique qui attire d’ailleurs de plus en plus de personnes tout en stimulant probablement la recherche. Ces faits, nouveaux par leur ampleur dans l’histoire maçonnique, sont difficiles à apprécier et il est encore plus difficile d’en mesurer les conséquences quant à l’avenir de la franc-maçonnerie universelle. »
Exposition consacrée à Marcel Sembat et Georgette Agutte, son épouse, « Entre Jaurès et Matisse : Marcel Sembat et Georgette Agutte à la croisée des avant-gardes » (2 avril-13 juillet 2008) aux Archives nationales. Pierre Jugie, conservateur, est le principal concepteur de cette exposition et a publié l’inventaire du fonds « Marcel Sembat » (637 AP).
A cette occasion, Denis Lefebvre, secrétaire général de l'Office universitaire de recherche socialiste (OURS) a donné une conférence sur le thème « Marcel Sembat et la franc-maçonnerie ». Denis Lefebvre est l’auteur de nombreux livres dont, Marcel Sembat, socialiste et franc-maçon, éd. Bruno Leprince, 1995 ; André Lebey, intellectuel et franc-maçon, éd. Bruno Leprince, 1999 ; Socialisme et franc-maçonnerie, éd. Bruno Leprince, 2000 ; Marcel Sembat, Le socialisme maçonnique d'avant 1914, EDIMAF, 2001 ; Fred Zeller, des trois flèches aux trois points, Bruno Leprince, 2005, etc.
Cette exposition est l’occasion de découvrir qui était Marcel Sembat, personnage largement oublié de nos jours.
Né en 1862 à Bonnières (Yvelines) dans une famille aisée, Marcel Sembat (1862-1922) est le prototype de ces grands bourgeois ayant des revenus suffisants pour les dispenser de travailler, cultivé – lisant l’anglais, l’allemand, le grec, le latin et ayant essayé d’apprendre le chinois, grand lecteur - on le voit d’ailleurs en photographie en train de lire- républicain donc laïque, juriste –il fut avocat et défendit des anarchistes-, journaliste -il rachète un journal fondé par Gambetta-, franc-maçon, orateur, politicien – socialiste, il fut député du XVIIIè arrondissement, les Grandes Carrières, et ministre du gouvernement d’union sacrée de 1914 à 1916- et même prophétique dans ses réflexions aussi bien quant au devenir du traité de Versailles que du communisme installé en France par le Congrès de Tours et le ralliement d’une partie de la gauche française à la IIIe internationale. Il meurt en 1922. Georgette Agutte (1867-1922), la femme de sa vie qu’il rencontra au début des années 1890, était peintre en relation principalement avec Matisse et le couple fréquentait l’intelligentsia tels Guillaume Apollinaire, Alfred Jarry, etc.
La vie maçonnique de Marcel Sembat commence en 1891 par son initiation dans une loge du Nord de la France appartenant à ce qui deviendra la Grande Loge de France. Il ne semble pas qu’il ait beaucoup fréquenté cette Loge. Quelques années plus tard un peu avant la fin du siècle, il adhère au Grand Orient de France. Avec lui, ce sont beaucoup de socialistes qui entrent dans une obédience jusque là dirigée par les radicaux, c’est-à-dire des frères plus préoccupés d’installer les institutions de la République que de réformes sociales. Or les socialistes vont justement introduire la question sociale absente jusque là des débats de l’obédience, par exemple, les droits de l’homme au travail, l’habitat social, etc. L’entrée des socialistes dans la franc-maçonnerie va donc la faire évoluer du statut d’organe d’un seul parti, les radicaux, à celui d’une organisation s’exprimant de plus en plus à plusieurs voix et qui agit moins directement sur les leviers du pouvoir pour mieux favoriser les débats relatifs à la société de son temps.
L’appartenance de Marcel Sembat à la franc-maçonnerie permet de souligner un phénomène peu connu en France, l'anti-maçonnisme de gauche qui pût même aller, dans certains cas, jusqu’à l’anti-sémitisme. La frange la plus à gauche des socialistes est représentée par Jules Guesde. Celui-ci, estimant que le parti doit suffire à tout, nie toute valeur à la franc-maçonnerie. Aux congrès de la SFIO de 1906 et de 1912, la question de l’interdiction d’appartenance à la franc-maçonnerie est longuement débattue. Si Jean Jaurès, qui ne fut pas maçon, ne prit part aux débats sur l’incompatibilité entre le socialisme et la franc-maçonnerie, cette interdiction deviendra effective avec la création du Parti Communiste Français. En 1923, Léon Trotsky se montera très virulent contre la Maçonnerie qu’il faut balayer, selon lui, avec un « balai de fer ». Or Marcel Sembat voit plutôt dans la franc-maçonnerie un espace de parole libre où l’intelligence peut s’exprimer.
La carrière maçonnique de Marcel Sembat se résume aux trois premiers grades. Il entra cependant au Conseil de l’Ordre et fut même Grand Maître adjoint (dans le catalogue de l’exposition, on voit un cordon de dignitaire). Il ne semble pas qu’il se soit beaucoup intéressé aux questions de symbolisme. Il connaissait bien le pasteur Desmonts. Il s’intéressa plutôt aux fêtes civiques prônées par la franc-Maçonnerie et surtout, on l’a compris, il y développa ses idées en matière sociale. Et c’est par là peut-être qu’il est le plus actuel. Si, aujourd’hui, sa mémoire est très largement oubliée au sein de la franc-maçonnerie (il y a une Loge Marcel Sembat à la GLDF), ses thèmes de réflexion, lorsqu’ils sont connus, intéressent toujours les frères.
Ce n’est pas la moindre vertu de cette exposition que de faire revivre le frère Marcel Sembat.