La littérature teutonique en langue française

par Jean Clergue

Il existe un certain vide éditorial, abondamment maintenu en langue française depuis environ 130 ans, relativement à la littérature teutonique ou, du moins, celle ayant trait aux chevaliers de l’ordre Allemand de l’hôpital Sainte-Marie de Jérusalem.

1. De l’ignorance.

Les raisons en sont sans doute de nature historique. Nous avions nos preux chevaliers du Temple, bien de chez nous. Pourquoi s’intéresser à ces Teutons d’Outre Rhin et Vistule ? Ils ont été le ferment des Prussiens honnis, voire de ces nazis tentant d’en récupérer les symboles pour leur « ordre noir ». Démarche identique, mais opposée, du côté soviétique avec le film Alexandre Nevski d’Eisentein qui lui fut commandé pour opposer les forces noires allemandes à la pureté de l’âme russe. Cette œuvre datée de 1938 a vu sa diffusion reportée après la signature du pacte germano-soviétique (23 août 1939) puis largement reprise lors de l’entrée des troupes de Hitler en Russie (1941).

C’est à travers la vision de ce film, en ciné-club ou à la télévision, que la plupart de Français n’ont eu qu’une connaissance embryonnaire des chevaliers teutoniques. Vision d’autant plus manichéenne et restreinte que la bataille des glaces du lac Pskov semble marquer la fin de l’ordre, du moins pour le spectateur. Or cette défaite date de 1242 alors que l’empire teutonique atteindra son apogée pendant tout le XIVè siècle. L’ordre se maintiendra après son démantèlement territorial des années 1500 et il se survit encore de nos jours sous une forme cléricale et caritative, à l’issue d’une lignée ininterrompue de 70 Grands Maîtres. On peut visiter à Vienne le siège de l’ordre où se trouvent ses archives centrales, près de la cathédrale Saint-Etienne. Il existe aussi d’importants vestiges architecturaux.

Alors, comment pouvons-nous développer, en France, notre connaissance des Teutoniques ?

2. Bibliographie en langue française.

Il existe essentiellement 2 ouvrages récents :

Les chevaliers teutoniques, vérités et légendes, d’Henry Bogdan, Perrin, 1995.

L’auteur est un spécialiste de la géopolitique de l’Europe centrale. Il a écrit un ouvrage sérieux et documenté en condensant huit siècles d’histoire en 220 pages. Les clivages successifs de l’ordre et l’évolution de ses missions y sont très bien décrits.

Histoire des chevaliers teutoniques de Kristjan Toomaspoeg, Flammarion, 2001.

L’auteur est membre de la commission internationale des historiens de l’ordre teutonique. Ce livre a deux intérêts. Il est moins fouillé que celui d’Henry Bogdan et de lecture plus facile mais suffisante pour un honnête homme souhaitant s’éclairer sur le sujet. Il laisse des zones d’ombre sur les conditions de l’implantation de l’ordre en Europe. Le véritable intérêt de l’ouvrage est son bel index bibliographique qui donne 85 titres (Henry Bogdan n’en proposant que 25), index commenté et dont il faut lire l’introduction. Sont citées les fameuses Quellen und Studen zur Geschichte des Deuschen Ordens dont 47 volumes ont été publiés, entre 1967 et 1992, sous l’égide du centre universitaire de Bonn.

Auparavant, et en langue française, la plus importante tentative de documentation teutonique avait été la publication par Félix de Salles en 1887 des Annales de l’ordre teutonique depuis son origine jusqu’à nos jours (réédité en 1986).

A signaler également des essais d’approche plus généraliste de l’ordre teutonique :

Les Chevaliers du Christ, les ordres religieux-militaires au Moyen Age de Alain Demurger, Le Seuil, 2002. L’auteur est un spécialiste des ordres de chevalerie. Il est intéressant de constater que, pour la première fois en France et dans cette publication, le livre se partage en quatre parts égales entre Templiers, Hospitaliers, Teutoniques et les autres ordres regroupés. Rappelons, du même auteur, Vie et mort de l’ordre du Temple, 1985, le meilleur ouvrage apportant un regard socio-économique sur les Templiers, loin de tout le foisonnement des légendes et des ésotérismes divagateurs. Ce travail a été refondu et augmenté en 2005 in Les Templiers, une chevalerie chrétienne au Moyen Age.

En 1979, avait eu lieu une tentative de vulgarisation intitulée Les Chevaliers Teutoniques de Laurent Dailliez. Il a voulu renouveler le succès de Les Templiers, ces inconnus (1972) qui surfait sur la renommée éditoriale puis télévisuelle des Rois maudits de Maurice Druon (1955-1956). L’ouvrage de Laurent Daillez sur les teutoniques s’inspirait, voire pillait en partie, les travaux de Paul Saint-Hilaire, historien franco- belge de tendance un peu maniaco-ésotérique. Pour assurer sa promotion, Laurent Daillez obtint un numéro spécial d’Historia (1980) intitulé « Les Chevaliers teutoniques » mais dont seulement 50 pages sur 130 leur étaient consacrées et sous la forme de quatre articles de l’auteur lui-même.

3. L’intérêt pour des maçons de mieux connaître l’épopée des chevaliers teutoniques.

a) En qualité de citoyens d’une Europe élargie, il est normal que les maçons aient des connaissances géographique et historique dépassant la frontière Oder-Niesse pour s’aventurer sur les rives de la Vistule et les berges de la Baltique. Également pour pouvoir citer dans le bon ordre les pays baltes Estonie, Lettonie, Lituanie.

b) L’approche des Teutoniques permet de mieux comprendre la fin d’un ordre du Temple qui n’avait pas su se restructurer pour découvrir de nouveaux buts. Dans ces conditions et inadaptés à leur temps, il était logique que les Templiers disparaissent. L’ordre religieux et caritatif des Teutoniques paraît avoir christianisé la Prusse en tentant la réalisation d’un Etat théocratique sur les bases de l’enseignement évangélique. Il y a réussi jusqu’à être débordé par les forces de l’accaparement privé aussi bien que princier.

c) Si le chevalier Ramsay a induit le mythe d’une origine templière de la Franc-Maçonnerie, on peut lui retrouver quelques origines en Europe orientale sur certains points. Par exemple :

- il existe un grade dit du « Chevalier Prussien » publié en 1766 in Les plus secrets mystères des hauts grades de la maçonnerie dévoilés. Nous sommes en pleine légende des Noachites alors que Phaleg, le bâtisseur de la tour de Babel voit son œuvre s’effondrer. Il s’exile au Nord de la Prusse sur les rives de la Baltique. Ce grade sera enrôlé sous la bannière du Rite Ecossais Ancien et Accepté avec le n° 21. Quels rapports avec les ordres militaro-religieux de la Baltique ?

- la fameuse Stricte Observance Templière est-elle un avatar attardé de l’ordre teutonique ? Un certain nombre de frères pratiquant ce rite tentent de lui trouver quelques origines dans l’Est européen, en particulier pour sa chevalerie templière. C’est une proposition de Jean Tourniac dans son Principes et problèmes spirituels du Rite Ecossais Rectifié. Page 83 et suivantes il avance l’hypothèse – sujette à caution - d’éléments d’une tradition pouvant provenir de l’ordre des chevaliers Porte-Glaives de Lettonie, adjoints ensuite à l’ordre des Chevaliers Allemands.

Il semble donc utile de favoriser la diffusion du fait teutonique dans les milieux maçonniques et, éventuellement, tenter d’en générer de nouvelles publications.

Discussion :

Parmi les productions récentes en français signalons :

Les Chevaliers Teutoniques de Sylvain Gougenheim, Taillandier, 2007

Relativement à l’influence du légendaire chevaleresque des ordres militaires et religieux sur la Franc-maçonnerie, force est de constater que les Teutoniques, au contraire de l’Ordre de Malte, via Ramsay, ou des Templiers, ont eu peu d’impact. Il y a plusieurs raisons à cela. Le fait que l’ordre du Temple ait disparu et dans des conditions qui peuvent sembler iniques ont indéniablement servi l’imaginaire Templier. Ainsi la légende templière qui a intégré la Maçonnerie vient principalement d’Allemagne un pays où l’ordre teutonique, lui, existait encore bel et bien au XVIIIè siècle. Par ailleurs, les luthériens allemands pouvaient voir d’un bon œil un ordre qui avait été abattu par le Pape alors que les Teutoniques du XVIIIe siècle s’affirmaient catholiques.

D’une manière générale et au-delà de la question des chevaliers teutoniques, il est difficile aujourd’hui, avec la prééminence de l’anglais, d’avoir accès aux productions éditoriales en langue allemande qui sont relativement peu traduites en français. C’est un véritable problème car la culture allemande est trop mal connue en France et spécialement dans le domaine de la Franc-Maçonnerie. En effet, qui, dans notre pays, connaît les travaux de J.-G. Findel, de Wilhelm Begemann ou les publications de la Loge allemande Quatuor Coronati ? (1)


(1) : P. 15 de Initiations Magazine, n° 22 (juin-juillet 2008), Jiri Pragman annonce la 57e assemblée annuelle de la Grande Loge Nationale de Recherche d’Allemagne. Il est précisé : « Cette manifestation est ouverte au grand-public (…) comprenant la langue allemande ».