LE NOUVEAU JUDAISME ou LA FRANC-MACONNERIE DÉVOILÉE

1815. Libelle antimaçonnique présenté et édité par Jacques Ch. Lemaire. ÉDITIONS TELETES. 4e trimestre 2007. 15 euros,

par Pierre Lachkareff

Le couple « judéo maçonnique » semble si solidement apparié aujourd’hui au sein des théories du complot que nous oublions qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Il est totalement absent par exemple des fameux « mémoires » de Barruel, à part une minime et banale allusion au « veau d’or ». Ce n’est que bien plus tard, à la suite de l’exploitation policière d’un document (lettre de Simonini) que l’imagination du R.P. Grivel prêtera au célèbre jésuite un texte, bien sur détruit par l’auteur, où celui-ci aurait dénoncé l’influence multiséculaire des juifs dans le complot qui devait aboutir à 1789. De là l’intérêt de la réédition de ce texte anonyme de 1815, où apparaît pour la première fois cet accouplement. Son sous-titre annonce l’ambition clairement politique de l’ouvrage : « Réflexions nouvelles sur les malheurs de l’Europe et de la France en particulier, dédiées à tous les Français défenseurs de la légitimité. » Le pamphlet, tiré à 300 exemplaires, est devenu rare. Il semble que seule la BNF en conserve un exemplaire ; il est en outre très peu cité : seuls P. Chevallier et A. Combes y font allusion dans leurs histoires respectives de la FM au XIXe siècle. Quant aux auteurs anti- judéo maçonniques, ils l’ignorent complètement. Pourtant ce texte offre une riche matière à délires, axé qu’il est sur une lecture, évidemment biaisée, et même «retournée», mais très documentée des catéchismes et rituels.

Avant d’aller plus loin, on me permettra de poser une question d’histoire maçonnico-littéraire. C’est dans ce pamphlet que l’on trouve interprété le « L.D.P. » (Liberté De Passage) du grade de Chevalier d’Orient comme « Lilium destrue pedibus », c’est à dire « foule le lys au pied », censé être le mot d’ordre secret de la FM symbolisant son projet d’anéantir à jamais la Maison de France. Or Alexandre Dumas en fait au début de « Joseph Balsamo » la formule terrible par laquelle Balsamo Cagliostro se révèle lors d’une nuit tempétueuse au sein des ruines d’un vieux burg des bords du Rhin, comme celui qui, parmi les « Grands Initiés » réunis là, va entamer la subversion générale du monde ancien en commençant par ruiner la « Monarchie par excellence ». Notons que Dumas reprend la formule en en corrigeant l’approximation héraldique et en modifiant l’ordre des termes: « lilia pedibus destrue .» Ce qui brouille quelque peu la référence. Est-ce par lecture directe du pamphlet ou par l’intermédiaire de son très érudit ami Nodier ou autrement que Dumas a choisi d’utiliser cette formule qui donne son parfum fabuleux aux « Mémoires d’un médecin » prodigieux panorama en cinq romans de la Révolution française ? Question que je livre à l’érudition de nos FF. Quoi qu’il en soit, c’est à un intéressant roman noir que nous convie l’auteur.

Après avoir convoqué Damiens et Ravaillac comme prototypes « d’hommes que la plus cruelle torture n’est pas capable d’ébranler », c’est-à-dire les FFM jaloux de leurs secrets, l’auteur nous apprend que c’est dans les trois premiers grades que : « l’on épure les vices, en dissolvant et évaporant la vertu » et que, surtout, c’est là qu’on les prépare à être des élèves des hauts grades, seuls destructeurs dûment habilités de l’Autel et des Rois. C’est en « noyautant » tous les corps de l’Etat, mais aussi et surtout en « grossissant et en multipliant les petites fautes qu’on avait fait commettre au bon Pasteur » que la FM a pris pouvoir sur les esprits avec l‘aide non négligeable de Monsieur Necker, chef…des Illuminés ! L’auteur n’hésite pas ensuite, et dans un même mouvement, à accoler à travers les siècles les noms de Jacques de Molay, de l’archevêque concordataire de Bordeaux, Mgr. d’Aviau et de Talleyrand, comme pour montrer la continuité d’un complot immémorial. Vient ensuite une description minutieuse et parfaitement documentée des différents Ordres du Rite Français où se fait sentir très fort à mon avis l’influence du « roman noir » dont la vogue, héritée des classiques anglais du genre, est immense dans ces années-là en France. Il serait fastidieux d’examiner en détail la façon dont l’auteur mélange descriptions horrifiques des grades de vengeance et inversion ou plutôt déplacement de leur sens. Comme dans tous les ouvrages de ce genre, la contradiction n’est pas un problème : ainsi, le conseil de Cyrus des Chevaliers d’Orient appelle le commentaire suivant : « Elle (la FM) veut imiter Cyrus régnant à Babylone ; elle veut donc imiter Babylone. » Mais, plus loin, et c’est de là que le pamphlet tire avec son titre son originalité, lors de « l’examen » du 4e Ordre, R+C, voici quelles sont les conclusions que tire l’auteur du dialogue rituel d’instruction où les réponses aux questions font apparaître la formule I.N.R.I. « sujet de nos voyages et de nos mystères ». Je cite : « Ne nous étonnons donc plus si les Francs-Maçons sont si ardents persécuteurs des Enfants de l’Eglise : ils sont juifs, ils en font l’aveu ; ils viennent de la Judée ; ils ont passé par Nazareth, ; ils cherchaient le Nazaréen Jésus ; et, sous les ordres du roi Hérode, ils ont massacré les Innocents au dessous de deux ans, croyant dans ce massacre envelopper le Sauveur du Monde ; mais ce Divin Sauveur a triomphé de leur rage : il leur a montré son pouvoir et leur a fait voir qu’il était Fils de Dieu et Dieu lui même. »

Le reste du pamphlet nous offre, plus classiquement, mais avec un talent fantastique certain, une lecture de l’Apocalypse de Jean, ou Necker, la Révolution, Bonaparte et des comparses subalternes prennent avantageusement les figures du Dragon, de la Bête, de la Grande Prostituée, etc. Et puis, thème tout aussi classique du ver dans le fruit, l’auteur nous gratifie d’une glose sur le catafalque érigé pour l’anniversaire de la mort de Louis XVI qui comporte des emblèmes lui paraissant « éminemment suspects ».

Qui pourrait être l’auteur du pamphlet ? D’après Jacques Ch. Lemaire certains détails font penser à un ecclésiastique, sinon Jésuite lui-même, du moins proche de la Compagnie, dont l’éloge est fait à plusieurs reprises. Le commentateur risque même une hypothèse assez hardie (plutôt pour la forme) à partir de la signature : Lb a M, qui, dit-il, rappelle par son aspect les noms en usage dans l’Ordre intérieur du RER, subodorant ainsi un « règlement de compte » avec le Rite Français. En conclusion, on peut dire que ce pamphlet, est bien loin d’annoncer les textes du XIXe siècle où la FM est carrément dirigée par les juifs. Le ton en est très « victimaire », bien dans le style larmoyant des « ultras » de la Restauration, mais aussi bien plus politique que religieux au fond. Ce qui est à rapprocher par exemple des révélations « mystiques », contemporaines à un an près, d’un Martin de Gallardon, où « l’archange » invite le gouvernement de Louis XVIII à « exercer une exacte police » bien plus, semble-t-il qu’à affirmer les droits de la Transcendance.

Discussion :

Dès l’origine, l’anti-maçonnisme primitif a fait ressortir plusieurs thèmes principaux : 1° l’athéisme (aussi appelé déisme), 2° la mystagogie, 3° les complots secrets (ou leur simple possibilité) contre l’ordre public, 4° l’amoralité, la débauche, l’ivrognerie et les penchants contre nature, 5° la futilité. A cela, il faut ajouter un sixième thème présent dans le premier texte anti-maçonnique connu « To all Godly People » de 1698, vingt ans avant la création de la Grande Loge de Londres, et dans lequel on peut lire : « Car cette secte diabolique se réunit en secret... Pourquoi des hommes se réuniraient-ils dans des lieux secrets et avec des signes secrets, en prenant garde que nul ne les observe, si c’était pour procéder à l’oeuvre divine ? Ne sont-ce pas là des manières de gens qui font le mal? » Et en effet, on va attribuer nombre de crimes abominables aux Francs-maçons.

Le complot judéo-maçonnique est, dans cette perspective, relativement « récent ». Sans doute apparaît-il après que les Juifs aient acquis, avec la Révolution, un statut dans la société française.