René Guénon et le Rite Ecossais Rectifié par Jean-Marc Vivenza,

Les Editions du Simorgh, 2007, collection L’esprit de la Maçonnerie (15€)

par Thierry Boudignon

Le titre même du livre réunit deux sujets passionnants et passionnés et il n’est pas facile de garder la tête froide lorsqu’on aborde de tels rivages. Il n’est pas certain que l’ouvrage de Jean-Marc Vivenza contribue à apaiser les esprits à lire quelques titres de chapitres qui dénoncent « la profonde et durable incompréhension », la « manifeste erreur », la « tragique méconnaissance », la « stupéfiante ignorance » et enfin l’« incroyable confusion » de René «Guénon et de ses disciples, à l’égard de la doctrine des Elus Cohens, de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, et de la théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin».

De quoi s’agit-il ?

Relativement au Régime Ecossais Rectifié, René Guénon a écrit qu’ « il n’est point une métamorphose des Elus Cohens mais bien une dérivation de la Stricte Observance » (p. 25) et, en 1927, il présente la hiérarchie du Régime de la façon suivante : « la première classe comprend les trois classes symboliques ; la seconde classe correspond aux grades capitulaires (…) Ecossais de Saint André ; (…) la troisième classe est formée par les grades supérieurs de Novice Ecuyer et Grand Profès ou Chevalier de la Cité Sainte » (p. 29).

Si l’on peut contester ces points de vues, ils n’en reflètent pas moins la complexité de la définition du Régime Ecossais Rectifié et c’est, outre son objet premier qui est la critique de la pensée de René Guénon, le principal mérite de cet ouvrage que de poser, même implicitement, la question.

Comme les autres rites maçonniques, le Rite Ecossais Rectifié est un rite vivant qui a non pas une mais des origines, qui a évolué au cours de son histoire et qui a été perçu de diverses manières par ceux qui l’ont pratiqué.

Classiquement on distingue 3 sources principales au Régime :

  • la tradition maçonnique française ;
  • la Stricte Observance Templière ;
  • la doctrine de Martinès de Pasqually.

La question de savoir en quelle proportion se sont mélangées ces trois sources détermine l’appréciation portée sur le régime. Certains pensent que le Rite Ecossais Rectifié n’est pas maçonnique, d’autres l’assimilent à un ordre chevaleresque tandis que d’autres encore rejettent toute références martinésistes, etc. L’histoire du Régime reflète ces positions. Selon les époques et les pays, on a donné sa propre réponse. Par exemple, à la fin du XIXè siècle, le Grand Prieuré d’Helvétie n’a pas hésité à réécrire une grande partie des rituels et des instructions. Et ce qui est regrettable, ce n’est pas que ceux qui pratiquent ce régime aient leurs propres opinions, c’est qu’ils sont bien trop souvent incapables de se parler pour se cantonner uniquement à des controverses navrantes, désolantes et stériles où l’on chercherait en vain la fraternité et la bienfaisance.

De plus, non seulement le Régime est complexe mais c’est aussi un système inachevé.

On sait que son élaboration a été rapide, un peu plus de 10 ans autour de 1780, mais on sait aussi que les décisions du Convent de Wilhelmsbad (1782) n’ont été que très partiellement appliquées -quant elles n’ont pas été purement et simplement rejetées- et que Willermoz a continué à travailler sur les rituels jusqu’en 1788 et encore après la Révolution. Toute ceci a quelque peu brouillé la compréhension des intentions fondamentales des instituteurs du Régime et a renforcé le fait que le Régime Ecossais Rectifié se prête à plusieurs interprétations. Par exemple, quel est le statut de l’Ordre Intérieur ? Un ordre chevaleresque sans rapport direct avec les 4 grades de la Maçonnerie symbolique, ou bien un 5e et 6e grades du système ? Les deux opinions sont formulées aujourd’hui. Et la Grande Profession ? Publiée par Antoine Faivre en 1970, l’instruction secrète est un commentaire des 4 grades symboliques si bien que parvenu au grade de Maître Ecossais de Saint-André, on pourrait concevoir que le frère se dirige vers 2 voies distinctes mais non incompatibles ; d’une part, une voie chevaleresque représentée par l’Ordre intérieur ou/et, d’autre part, une voie d’approfondissement symbolique représentée par la Profession et Grande Profession. Et qui sait si, dans l’esprit de Willermoz, cette seconde voie n’était pas préférable ?

Par ailleurs, quelle est la place du Martinézisme dans ce système ?

Willermoz fut un Elu Cohen convaincu. Dans une certaine mesure, l’essentiel des réformes de Lyon (1778) puis de Wilhelmsbad consiste dans l’injection de la doctrine de Martinès de Pasqually dans la coquille presque vide (à partir du moment où l’on abandonnait la filiation de l’Ordre du Temple médiéval) de la Stricte Obervance Templière. Mais cette injection a surtout eu lieu dans l’instruction de la Grande Profession qui est un véritable cours de martinésisme et non dans l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte. On sait aussi que la dernière version des rituels dits bleus de 1788 a été fortement teintée de la dite doctrine au point que Roger Dachez a pu avancer, à leur sujet, la notion de parathéurgie (cf. Roger Dachez, La parathéurgie chez Jean-Baptiste Willermoz et dans la Maçonnerie rectifiée: Approche d'un concept in Esotérisme, gnoses & Imaginaire symbolique : Mélanges offerts à Antoine Faivre, Peeters, 2001). Il n’en reste pas moins qu’on ne saurait confondre l’Ordre des Elus Cohens avec le Régime Ecossais Rectifié dans lequel il n’y pas de pratique théurgique, stricto sensu.

Quant à la critique guénonienne du Martinésisme et du Martinisme, elle rentre dans le cadre plus général de ses positions relatives aux domaines « initiatique » et « mystique ». On sait en quelle piètre considération René Guénon tenait les mystiques et il classe grosso modo ces deux pensées du côté des mystiques. Guénon a eu des opinions tranchées qui ne facilitent pas le débat surtout sur des matières aussi complexes. La doctrine de Martinès n’est pas facile d’accès et quiconque a lu le Traité sur la Réintégration des Etres le sait. La question de l’orthodoxie chrétienne de cette doctrine n’est pas plus simple, surtout lorsqu’on prend conscience de la nature plurielle du christianisme à travers les âges et les pays. Mais, d’un autre côté, une œuvre aussi importante, tant critiquable soit-elle, offre, elle aussi, de nombreuses perspectives. Par exemple, si Guénon n’a probablement pas vu toutes les subtilités de la doctrine de Martinès de Pasqually, notamment à propos de la réconciliation et de la réintégration, on pourra cependant trouver d’étranges concordances entre sa théorie de la tradition primordiale et les Instructions de la Grande Profession qui évoquent l’initiation primitive.

Que René Guénon et certains de ses disciples ou continuateurs qui se posent volontiers en représentants de la vérité, vouant aux gémonies de la « contre-initiation » ceux qui osent exprimer des opinions différentes, agacent, cela est évident et souvent compréhensible, il n’en reste pas moins que son œuvre a eu impact certain sur de nombreuses personnes –et non des moindres- qui, l’ayant lu, sont entrées dans la carrière maçonnique, et même dans la carrière rectifiée. Car René Guénon mène à tout à condition d’en sortir…

Discussion :

Philosophe, musicien, ésotériste traditionnaliste, Jean-Marc Vivenza écrit dans un style inspiré de celui de Robert Amadou pas toujours facile d’accès. Fin connaisseur de l’œuvre de René Guénon, la thèse défendue dans ce livre est globalement juste même si elle est très influencée par les conceptions personnelles de l’auteur sur le christianisme en général et la Maçonnerie en particulier. De même que l’on peut parler de « l’erreur opérative de René Guénon », on peut aussi parler de « l’erreur rectifiée de René Guénon » et sans doute le grand métaphysicien considérait-il le Régime Ecossais Rectifiée et sa chevalerie trop éloignés de l’idéal opératif tel qu’il l’entendait.