Le Cas Bernard Faÿ, du Collège de France à l’indignité
Par Antoine Compagnon
Gallimard, 2009, 21€.
Ce livre ne se veut pas la biographie définitive de Bernard Faÿ (1893-1978) et ce travail reste à faire. Il ne veut pas non plus retracer en détail l’activité de Bernard Faÿ comme administrateur de la Bibliothèque nationale sous l’Occupation et comme principal collaborateur de la revue « Les Documents Maçonniques », publication profondément antimaçonnique. Cet aspect de la vie et de l’action de Bernard Faÿ a été très largement abordé, entre autres, dans l’ouvrage de Martine Poulain en 2008, Livres, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous l’Occupation.
Le propos du livre d’Antoine Compagnon est à la fois plus modeste et terriblement ambitieux. Il est résumé dans le titre et le sous-titre : c’est une étude de cas. Cet ouvrage a pour objet de répondre à cette seule et unique question : pourquoi cet intellectuel, cet agrégé de lettres, qui a connu Marcel Proust et André Gide, qui a fréquenté toute l’intelligentsia moderniste, avant-gardiste et cosmopolite aussi bien américaine que celle du Tout-Paris littéraire et artistique de l’entre-deux-guerres, cet ami fidèle et traducteur de Gertrude Stein, auteure juive américaine, ce professeur au Collège de France spécialiste reconnu de l’Amérique du Nord, également spécialiste des Lumières, cet historien de la Franc-Maçonnerie, bref pourquoi Bernard Faÿ a-t-il versé dans la collaboration avec l’occupant nazi et a-t-il cherché dans l’Ordre maçonnique les raisons du naufrage de la France en juin 1940 et un sens de l’Histoire, jusqu’à tomber dans la délation la plus ignominieuse ?
Disons-le tout de suite, Antoine Compagnon, lui-même professeur au Collège de France, avoue très honnêtement ne pas avoir trouvé de réponse à cette question. Il y a là quelque chose d’incompréhensible, de « sidérant », dit-il, dans ce qui reste une « énigme », c’est-à-dire les raisons qui ont conduit Bernard Faÿ à ce funeste choix qu’il ne semble jamais avoir regretté.
Antoine Compagnon conduit son enquête sans préjugé. S’il ne montre aucune sympathie pour Bernard Faÿ, il ne se permet pas de donner des leçons et rappelle que personne, aujourd’hui, ne peut se targuer de dire ce qu’il aurait fait ou pas fait en 1940-4. Il se garde aussi de tout anachronisme historique, ce qui n’est pas son moindre mérite. En effet, il ne serait que trop facile de juger les faits à la lumière de ce qu’ils ont produit. Et ils sont encore légion les historiens qui citent des textes de 1788 pour annoncer l’an II. Antoine Compagnon ne tombe pas dans ce piège. Et il ne prend même pas prétexte des positions que Bernard Faÿ exprima ouvertement après la guerre alors que ce dernier tenait des propos clairement fascistes (cf. chapitre VI : Fasciste après coup).
Antoine Compagnon examine le cas Bernard Faÿ sous 3 points de vues :
- A travers la vie et l’œuvre de Bernard Faÿ : y-a-t-il dans ses relations, ses innombrables conférences qu’il a prononcées, ses articles et ses livres qu’il a publiés avant guerre, des indices forts qui pourraient annoncer ce qu’il fera sous l’Occupation ?
- A travers les jugements de ses contemporains : ces derniers ont-ils détecté en Bernard Faÿ un futur collaborateur des nazis ?
- Enfin, en s’interrogeant sur l’analyse que Bernard Faÿ a faite ou n’a pas faite de la montée des totalitarismes en Europe et particulièrement du nazisme.
Il en ressort un portrait plutôt mitigé d’un personnage qu’Antoine Compagnon qualifie de « double » en même temps « intelligent et borné » (p. 195).
D’un côté, Bernard Faÿ, et notamment avec l’arrivée du Front Populaire en 1936, montre « un conservatisme politique croissant » et réserve un accueil de plus en plus intéressé aux régimes dictatoriaux. C’est ainsi qu’il signe une pétition en faveur de l’Italie qui vient d’envahir l’Ethiopie (1935), qu’il cautionne « l’Académie du droit des nations » un organisme de propagande nazie, qu’il donne des articles en 1935 et 1937 à l’hebdomadaire Je suis partout dont la dérive fasciste est de plus en plus évidente au cours des années 1930, qu’il parle devant les jeunesses hitlériennes en 1937.
De l’autre, et même dans le journal Je suis Partout, Bernard Faÿ reste globalement américanophile et souvent nuancé dans ses analyses.
Certes, ce n’est pas un homme de gauche. C’est un fils de notaire, un bourgeois monarchiste, catholique, un brin anti-sémite comme beaucoup mais sans plus, et ce portrait est objectivement assez éloigné de celui d’un nazi endurci ; Comme le note justement Antoine Compagnon, ce mélange de conservatisme et de modernisme, ce goût pour la transgression comme pour l’homosexualité ou pour une certaine dévotion traditionaliste pouvaient mener aussi bien à Londres qu’à Vichy.
Au total, Antoine Compagnon ne peut que constater que les engagements de Bernard Faÿ avant la guerre n’ont pas une cohérence telle qu’on puisse le cataloguer sûrement et prévoir ses options futures.
Antoine Compagnon interroge également l’attitude de Bernard Faÿ vis-à-vis de la Franc-Maçonnerie.
D’un côté, tous les commentateurs de son livre La Franc-maçonnerieet la révolution intellectuelle du XVIIIè siècle paru en 1935 relèvent que cet ouvrage aurait pu être écrit par un maçon. Faÿ ne recourt pas à la théorie simpliste et facile du complot pour expliquer la Révolution française et s’inscrit plutôt dans la lignée d’Augustin Cochin : la Franc-maçonnerie fait partie d’un milieu intellectuel, social, historique complexe et n’est guère qu’une pièce parmi d’autres du grand puzzle de l’Histoire.
De l’autre, si l’on s’interroge encore sur le fait de savoir s’il ne fut pas l’instigateur de la loi du 13 août 1940 interdisant la Franc-maçonnerie, il est certain qu’il se transforma, à partir ce moment, en anti-maçon acharné : centralisation des archives maçonniques à la Bibliothèque Nationale, création du musée des sociétés secrètes, expositions anti-maçonniques, conférences anti-maçonniques, participation au film anti-maçonnique Forces Occultes, publication de la revue Les Documents maçonniques - cet organe ne servant pas seulement pour « l’histoire », pour expliquer « le mystère » de l’histoire ou pour démontrer le « complot » maçonnique, mais pour le « renseignement » en constituant des fichiers de maçons à dénoncer - et, pour finir, comment, lui l’intellectuel raffiné, a-t-il pu résumer la complexité de l’histoire à la théorie du complot, alors que dans le même temps – en reprenant André Malraux qui affirmait que « l’intellectuel (…) est l’homme (…) de la complexité » (p. 134) - il se refusait à tout anti-américanisme jugé trop simpliste et à toute idée de « judéo-maçonnerie ?
En conclusion et, à l’image de son livre, Antoine Compagnon ne donne pas d’explication globale du cas Bernard Faÿ qu’il juge d’ailleurs « inexplicable ». Tout au plus peut-on lancer des pistes de réflexion :
- les circonstances exceptionnelles de la défaite de 1940, l’effondrement de la France, de son armée, bientôt suivi de celui de ses élites, le tout couvert par l’immense prestige du Maréchal Pétain voire la fascination qu’il exerçait, ce qui est assez difficile à comprendre pour nous aujourd’hui, le respect d’une certaine « légalité », tout cela a permis à beaucoup, dont Faÿ, attirés par le pouvoir, d’exprimer leurs ambitions, leur arrivisme préparés qu’ils étaient par toute une réflexion politique d’avant-guerre sur la nature d’un gouvernement idéal de « spécialistes » et de « technocrates », théoriquement plus compétents que les responsables issus de la démocratie ;
- une forme de bonne conscience voire de courage de ceux qui sont restés en poste à l’arrivée des Allemands pour « sauver ce qui pouvait l’être » et la nécessité de composer avec l’envahisseur ;
- l’étrange « liberté » des systèmes totalitaires avec, entre autres, cette situation inédite, cette opportunité pour beaucoup et notamment pour nombre d’intellectuels de s’engager dans l’action.
Reste enfin le vrai mystère, celui des choix que chacun effectue, le mystère de la nature humaine elle-même qui rend Antoine Compagnon mélancolique au point d’achever son ouvrage sur cette phrase : « le monde ne se refait pas ».
Discussion :
Antoine Compagnon a publié en 2005 Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes. La conclusion d’Antoine Compagnon à propos de Bernard Faÿ, c’est-à-dire cette impossibilité à expliquer ce « mystère » du choix de la Collaboration avec les nazis est la même que celle de Dominique Fernandez à propos de son père Ramon Fernandez qui était passé de la gauche à la Collaboration.
On peut aussi souligner que le goût pour la pensée allemande de certains germanistes a préparé les esprits à une certaine fascination pour la pompe nazie.
On a également noté les liens que l’ésotérisme au sens large entretient avec l’extrême droite. Par exemple, la revue Atlantis sous la direction de Jacques d’Arès a continué à paraître sous l’Occupation, ce qui ne fut pas le cas de la revue guénonienne Etudes traditionnelles.
On remarquera enfin que Les Documents Maçonniques restent une grande source d’information.