Une certaine idée de la franc-maçonnerie

Par Alain Bernheim. Avec une préface de Arturo de Hoyos. Éditions Dervy. Août 2008. 607 pages. 23 euros 50.

par Pierre LACHKAREFF

Voici un livre qui n’est pas facile. Ni dans la forme, ni dans l’intention. Dans la forme, d’abord. Ce n’est pas un simple recueil d’articles même si les textes reprennent de larges parties de ceux déjà écrits par l’auteur. Ce n’est pas non plus la démonstration suivie chapitre par chapitre d’une thèse sur la franc-maçonnerie, sur son histoire, sur son esprit. Ce ne sont pas des «miscellanées», ce genre devenu récemment si populaire avec celles de Mr. Schott : le sujet, la franc-maçonnerie, est bien là, tout seul, sans vagabondages alentour, « philosophiques » ou autres.

La clef d’une lecture féconde ne vient encore qu’après avoir compris l’intention de l’auteur, laquelle ne peut qu’intriguer ou intimider au départ par son énoncé proprement « gaullien ». Il faut alors s’attacher patiemment à en discerner et saisir le fil compliqué au travers de pages claires. Lequel fil n’est à notre avis que l’amour passionné, donc jaloux, de la franc-maçonnerie.

Le livre est distribué en quatre parties principales : «1) Les Bases. 2) Rituels et Rites. 3) Quatre nations. 4) Mes Aînés, mes Amis. Près de 200 pages supplémentaires sont consacrées à des documents validant certaines thèses de l’auteur, comprenant index et bibliographie dont on ne s’étonne pas qu’ils soient aussi complets que possible.

Les Bases. L’auteur répète, à juste titre que tout ne se vaut pas en matière de littérature maçonnique, et que le vrai savoir nécessite là comme ailleurs une exigence de rigueur faisant fi de l’ambiance générale ainsi qu’en témoignent des auteurs injustement oubliés comme l’Allemand Kloss, pionnier en 1852 de l’histoire de la maçonnerie… Française ! Ou encore le Français Daruty sur le REAA. À ce propos, il note que depuis le siècle dernier, les rigidités « régulières » ainsi que les diplomaties obédientielles forcément retorses sont en contradiction avec la simple exigence de vérité qui doit animer tout maître maçon. Surtout jeune. Aussi donne-t-il comme conseils à ce dernier de ne pas faire confiance à qui ne cite pas précisément ses sources ; à vérifier, quant à lui, s’il travaille, ses propres sources ainsi qu’à les citer toujours. « Le rôle des livres n’est pas de donner des réponses. (…) Un livre, même honnête, n’est jamais innocent. » Les solennités de la « régularité » sont ensuite ramenées, exemples à l’appui, à leurs proportions historiques, dès lors que le « flou artistique » était au départ la règle et que, depuis, les variations de notions et de vocabulaire quand au « Dieu » maçonnique par exemple, ou aux diverses acceptions des « landmarks » (mot magique) n’ont guère arrangé les choses. Ce qui sans doute a amené l’auteur à nous offrir à cet endroit du livre le savoureux mais très pédagogique journal d’une planche à lui commandée sur le sujet « bateau » par excellence : « La tolérance ». « Celle ou celui qui pense différemment ne fait que manifester l’histoire de son histoire. ».

Quant aux « Rituels et Rites», il est rappelé qu’ils sont de toute façon fort embryonnaires au début, qu’entre autres choses, les allers-retours entre France et Angleterre sont nombreux, complexes, (traductions croisées) ; qu’au début encore, il se peut que l’on fume, boive et bavarde autour d’une table en loge et que les liaisons évolutives sont plus évidentes entre Londres et Paris qu’entre Londres et L’Irlande, etc. Suit une synthèse éclairante de la codification de différents rites. Enfin, l’auteur, s’il reste très ouvert sur les interprétations « sacrales » ou même « magiques » des rites, se montre impitoyable pour l’inflation verbeuse philosophico-moralisatice, qui fait selon Albert Lantoine (texte cité de 1926 à propos du 2è degré du REAA toujours hélas d’actualité) « substituer à des phrases profondes des âneries trop évidentes ».( Il faudrait d’ailleurs citer le texte en entier comme parfait exemple de « correction fraternelle » !)

Quatre Nations. Il s’agit de l’Angleterre, de la France et de leurs anciennes possessions aux « Indes occidentales », de la Suisse et de l’Allemagne et la partie la plus importante du volume (216 pages). Quant à l’Angleterre (mais ce n’est pas exclusif à ce pays), l’incipit choisi par A. Bernheim éclaire tout à fait la démonstration : « au sein de chaque société, l’ordre du mythe exclut le dialogue : on ne discute pas les mythes du groupe, on les transforme en croyant les répéter. » (Claude Lévi-Strauss. Mythologiques 4.) En effet avec force détails et mises en perspective, l’auteur pointe ce qu’il appelle « les contradictions anglaises ». Et certes, la possible « religion naturelle » de 1723 ne jure-t-elle pas gravement avec les dispositions sur Dieu et la prière adoptées par la GLUA en 1813 ainsi qu’avec les « Basic Principles for Grand Lodge Recognition » de 1929 , eux-mêmes contradictoires avec les « Aims and Relationship of the Craft » de 1938 et 1949 ? « Faut-il voir là, écrit l’auteur, l’une des « caractéristiques communes à tous les Britanniques » énumérées par Knoop et Jones, à savoir « l’incapacité de soutenir un raisonnement jusqu’au bout et une tendance à pouvoir se contenter d’une position non dénuée d’illogisme » ? Quitte à régler quelques comptes, A. Bernheim revient sur le mythe de l’unité de la FM britannique depuis le départ, alors que les querelles continentales paraissent bien pâles à côté de la vraie guerre que se sont livrés « Ancients » et « Moderns » durant 64 ans ! Il rappelle un fait encore bien mal connu, hélas, à savoir que ce sont les loges françaises du XVIIIe siècle qui ont été le plus fidèles à ce que les frères anglais avaient apporté dans notre pays. Enfin, après un éclaircissement de l’affaire de « l’abandon » par le GODF du GADLU en 1877, il dénonce la propension de certains « courtisans anglomanes » à dresser deux histoires antagonistes : l’une « idyllique », l’Anglaise, l’autre, « infernale », la Française. Celle-ci fait l’objet de chapitres particulièrement riches et complexes qu’il est bien difficile de résumer ; il faudrait s’affronter à une érudition impressionnante. On y trouvera, entre bien d’autres choses, des précisions remarquables sur « l’Ecossisme », les ambiguïtés de son « invention » et du mot lui-même, la diversité de ses sources, notamment quant au rôle joué par les loges bordelaises. Les difficultés mais aussi les joies surprenantes éprouvées par le chercheur sont évoquées de façon très intéressante et vivante dans le chapitre consacré à « Etienne Morin et l’Ordre du Royal Secret ». Le chapitre traitant de « l’Allemagne au XXe. Siècle » est remarquable. On a pu se demander pourquoi, aujourd’hui, l’éclat de la maçonnerie allemande est si peu en rapport avec l’importance économique, politique et culturelle de ce pays. Peut-être Alain Bernheim nous apporte-t-il quelques éléments de réponse. On savait déjà que la maçonnerie dite « vieille prussienne » s’était très mal conduite face aux nazis selon les normes maçonniques communément admises. Dès le début de la république de Weimar, une très grande partie de la maçonnerie allemande se trouvait également en proie à des surenchères nationalistes, ce qui peut s’expliquer dans le contexte et selon l’histoire plus ancienne. Mais un pas terrible sera franchi lorsqu’en 1931 et 32 et jusqu’après la prise du pouvoir par Hitler, la quasi-totalité des loges allemandes, dont celles dites « humanitaires » chercheront des accommodements avec le pouvoir national-socialiste dans un festival d’avilissement qui lève le cœur ! Seule l’ultra minoritaire Loge Symbolique d’Allemagne, fondée en 1930 et son Grand Maître Léo Müffelmann auront le courage de s’opposer clairement aux nazis. Cette loge sera aussi la seule à se mettre volontairement en sommeil. Mais il y a pire, si l’on peut dire. C’est l’existence d’un véritable « pacte du secret » soigneusement dissimulé passé en 1946 entre les maçons survivants compromis avec le nazisme et les nouveaux dirigeants : « accord (…) selon lequel les évènements survenus entre 1920 et 1935 seraient recouverts du manteau de l’oubli et passés sous silence» (cité par l’auteur p. 312). Certes, ce ne sont pas que les maçons qui après la guerre, en Allemagne, ont voulu ne plus rien savoir de ce qui s’était passé. Peut-être est-il bien naïf de s’en émouvoir, mais pour une société qui tend à affirmer -en principe- les droits de la vérité, un tel déni laisse une impression de grand malaise. Si l’on ajoute à cela les épisodes –bien moins graves, certes – comme celui de la soumission dans les années 80 des rituels à l’examen de l’Église Catholique ou celui plus récent de l’alignement sans condition sur la GLUA, on est en droit de se demander si la maçonnerie allemande n’est pas victime, justement, d’une culture de la soumission qui l’empêche de tenir le rang qui devrait lui revenir.

La dernière partie, « Mes Aînés, mes amis, » est un hommage documenté rendu à quatre grandes figures de la franc-maçonnerie, Oswald Wirth, Johannis Corneloup, Marius Lepage, René Guilly. Au-delà des souvenirs parfois émouvants, voilà une série de portraits intellectuels de quatre maçons très différents mais dont le point commun est d’avoir eu l’ambition à des moments cruciaux pour l’histoire de l’Ordre, de ramener les frères tout simplement à la franc-maçonnerie alors que des forces centrifuges énormes, politiques, idéologiques, tendaient à les disperser dans tous les sens du terme. Même si parfois il leur a fallu faire preuve d’une « cruauté lucide », comme il ressort par exemple du surtitre de la trilogie consacrée par Wirth aux grades symboliques : « La Franc-Maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes. » Il leur aura aussi fallu beaucoup de courage et d’indépendance d’esprit pour affronter les oukases obédientiels, et des manœuvres d’un triste et dérisoire machiavélisme. On lira à ce propos avec intérêt les documents concernant la fameuse affaire Riquet à Laval et les correspondances de l’auteur avec Johannis Corneloup et certains protagonistes de l’affaire du SCDF en 1964. La franc-maçonnerie aura été en quelque sorte pour ces frères-là leur « Albertine » ; objet en effet d’un amour jaloux, mais une Albertine qui n’a pas disparu, qui donc est toujours restée auprès d’eux et dans leur cœur. Comme je l’évoquai au début de l’article, c’est sans doute cela qu’A. Bernheim veut nous faire partager. En dépit des difficultés qu’il présente, s’il y avait un livre à offrir à un jeune maître maçon « qui s’intéresse », ce serait sans doute celui-là.