Contre Guénon

Par Jean van Win. Préface de Charles Porset.

Éditions maçonniques de France. Collection Encyclopédie maçonnique. 2008. 20 euros.

Ce livre se présente explicitement comme un pamphlet et marque ainsi ses limites. Mais qui dit pamphlet dit en principe brièveté et élégance dans la descente en flammes. Les aviateurs de la RAF, lors de la bataille d’Angleterre n’usaient généralement que d’une rafale (deux parfois) pour envoyer leur adversaire au tapis. Le tapis de bombe, est-il du même ressort ? L’adversaire ne pourrait-il pas, plus tard, s’estimer légitimement victime d’une barbarie pire que la sienne ? C’est la question qu’on ne peut s’empêcher de se poser à la lecture d’un ouvrage où tous les moyens sont bons pour réexpédier un homme et une œuvre dans des enfers dont, selon l’auteur, ils n’auraient jamais du sortir. Seconde question : l’influence guénonienne représente-t-elle aujourd’hui un si grave danger pour la maçonnerie qu’il faille user de tels moyens ?

Le premier de ces moyens, pas le moins noble, certes, est une préface qu’on pourrait exactement qualifier de furibarde de l’excellent Charles Porset. Tous les vrais amateurs d’histoire exacte de la maçonnerie connaissent et estiment au plus haut point les œuvres de cet historien de premier ordre. Or, et cela nous déçoit quelque peu, la signature de notre ami s’accompagne de la mention : « Grand Chancelier du Vè Ordre. Grand Chapitre Général du Grand Orient de France. » L’argument d’autorité est-il bien de mise en l’occurrence, surtout lorsqu’on lit sous une plume en général plus nuancée que : « l’institution maçonnique (…) n’a que faire de ces possédés, de ces thaumaturges de salon, de ces illuminés de carrefour. »et ne craindra-t-on pas de la part des guénoniens à l’affût la réponse du berger à la bergère ? Enfin, cette autorité-là est-elle la plus pertinente, la plus nécessaire, que Charles Porset puisse revendiquer quand on considère son apport personnel à la franc-maçonnerie ? Passons à l’ouvrage lui-même.

Première attaque massive, celle dite généralement « ad hominem ». À la page 81, l’auteur écrit : « l’argument « ad hominem » est détestable ». Certes. Mais pourquoi alors, durant dix pages, répertorier minutieusement les fragilités d’enfance et d’adolescence de Guénon, ses mutations en tant que professeur, ses renvois des revues, son exclusion de l’ordre martiniste et son exemption de service militaire ? Complaisamment souligné en gras et comme mis sur un même plan, tout cela finit par dessiner un tableau qui fait conclure que ce grand instable et ce profond névrosé ne pouvait à l’évidence que produire une œuvre n’ayant ni queue ni tête.

Seconde attaque massive selon la tactique bien connue dite de «l’ amalgame ». Le quatrième de couverture est à peine la caricature de ce qu’on trouve dans le corps du livre. C’est le carnaval des mauvais bergers ayant peu ou prou annoncé ou contribué à la constitution de cette œuvre désastreuse : ainsi en est-il du groupe Thulé, de l’Action Française, de Léon Daudet, Jacques Bainville, Adolf Hitler, Max Müller, Blavatsky, Jacolliot, Ossendowsky, David Néel, Spengler, etc. « J’y l’on fout dans ma pôche ! » comme disait le Père Ubu. En tout cas, depuis le Maître des Phynances, on avait rarement assisté à une telle mise à la trappe ! Une place privilégiée est bien sur accordée au repoussoir idéal, Julius Evola. Les aspects les plus douteux et les plus incontestablement odieux de la carrière d « il Barone » sont mis en relief pour signaler sans appel une évidente complicité dans le mal entre ce dernier et Guénon.

On pouvait attendre du chapitre sur l’existence du « guénonisme » en maçonnerie quelques révélations inquiétantes. Or, c’est un des plus nuancés et aussi pas vraiment bien informé. En effet, voici longtemps que la loge « La Grande Triade » de la GLDF n’exige plus des candidats une connaissance « suffisante » de l’œuvre de René Guénon. On pourrait même citer à ce propos l’une ou l’autre anecdote savoureuse.

On se dira: voila un livre qui n’apporte pas grand-chose de nouveau et qui, de par ses outrances même et la grossièreté de sa critique va redonner du poil de la bête à nos guénoniens trop contents de rencontrer une fois de plus la main, au sein de la maçonnerie, de cette « contre-initiation » qui leur est si chère. Cependant, un paragraphe, page 249, nous a mis la puce à l’oreille : « Quant au symbolisme, s’il est un ouvrage qui peut être lu avec profit par tout maçon qui se veut traditionnel, c’est bien « Symboles fondamentaux de la Science sacrée ». C’est un monument d’érudition et de réflexion authentiquement symbolique, que n’arrivent pas à déconsidérer les quelques obsessions imaginatives propres à la pensée guénonienne, que l’on y retrouve, hélas en leitmotive. » Les pages qui suivent sont alors bien plus intéressantes que ce qui précède. Elles prouvent d’abord, même si c’est un détail, que l’auteur, comme tout bon maçon, est moins doué pour l’anathème de ce qu’il déteste que pour la défense et l’illustration de ce qu’il aime, la maçonnerie. Mais surtout elles semblent manifester comme un regret, une nostalgie et un adieu. Je m’explique. Depuis la fin de la guerre, plusieurs « vulgates » se sont plus ou moins successivement exprimées dans les loges françaises ; après la vulgate qu’on pourrait grossièrement appeler « Jules Boucher/héritiers des cathédrales », il y a eu effectivement une vulgate guénonienne bien répandue et dont la base principale était justement « Symboles fondamentaux de la science sacrée ». Aujourd’hui une nouvelle vulgate ne serait-elle pas en marche ? On constate que l’auteur, tout en privilégiant la démarche humaniste de la maçonnerie qu’il nomme libérale, accorde une grande importance aux apports de l’école dite « authentique ». Même, il va plus loin. A-t-il lu la remarquable synthèse faite par le professeur Antoine Faivre au colloque 2003 de l’association « Renaissance Traditionnelle ? En tout cas il plaide à sa façon pour un accord entre les voies « authentiques », « mythiques » et « universalisantes ». Et cela semble en effet assez nouveau. Il reste à se demander quelle œuvre ou quelles œuvres formeront la base de cette nouvelle vulgate si tant est que celle-ci ne soit pas une vue de l’esprit, bien sûr.

PS : Pour une critique exacte des « imaginations » guénoniennes sur la maçonnerie, on peut lire entre autres avec profit : de Roger Dachez : « René Guénon et les origines de la franc-maçonnerie : les limites d’un regard ». in Études d’Histoire de l’Ésotérisme sous la direction de Jean Pierre Brach et Jérome Rousse Lacordaire, aux éditions du Cerf, 2007 ainsi que de Bernard Dat : « La Maçonnerie « opérative » de Stretton : survivance ou forgerie, « Renaissance traditionnelle » N° 118-119, 1999. Quant à l’aspect réactionnaire de Guénon et d’une partie de son œuvre, il faut absolument lire, même si Guénon n’y est jamais cité, ce chef-d’œuvre de Cioran : « Essai sur la pensée réactionnaire » (éditions Fata Morgana) qui, lui, est un livre effectivement dévastateur. Il faut dire qu’il s’y connaissait !