Contre le monde moderne

Par Mark J. Sedgwick. Sous-titré : « le traditionalisme et l’histoire intellectuelle secrète du XXè siècle ». Traduction de l’anglais et postface de Thierry Giaccardi ; avant propos de Jean Pierre Brach. Editions Dervy, 400 pages. 22 euros

par Pierre LACHKAREFF

« Un ouvrage fondamental et pionnier ». Telle est bien l’impression qui se dégage de la lecture de ce livre ainsi qualifié par Jean-Pierre Brach dans son avant propos. Comment en effet le cataloguer ou le décrire ? Une somme ? Un panorama ? Nous choisirions plutôt les termes de « méta étude » ou « méta enquête » , en tout cas quelque chose de déconcertant dans la forme pour un lecteur français habitué à une stricte séparation des genres. Quant à le résumer, la tâche paraît impossible, tant les ramifications induites par le propos foisonnent et s’interpénètrent. Nous allons essayer d’exposer le plus simplement possible la façon dont l’auteur introduit et développe ce propos ; puis nous nous intéresserons à ce qu’il dit de la Franc-maçonnerie. Marc J. Sedgwwick est un universitaire britannique, spécialiste du Moyen Orient moderne et du soufisme. Il a commencé son étude en 1996 et l’a publiée en 2004 à destination du public anglo-saxon, américain notamment. L’auteur nous prévient honnêtement qu’il a découvert son sujet en découvrant l’œuvre de René Guénon : « je n’avais aucune idée de (son) importance, ni même qu’il existât un mouvement tel que le mouvement traditionaliste ». Il ajoute : « parce qu’il s’agit d’une histoire de René Guénon et des traditionalistes, ce livre relate les évènements de leur point de vue : d’abord Guénon qui occupe la première place, ensuite, ceux qui, d’une manière ou d’une autre l’ont suivi. »

La méthode est complexe. Les avatars du traditionalisme guénonien sont si divers qu’une approche chronologique stricte n’est pas possible. Il arrive donc à l’auteur de pratiquer des « soubresauts chronologiques » comme il dit. Ils peuvent rendre la lecture parfois difficile, mais ils ont l’intéressant avantage de ne jamais effacer les détails significatifs de l’ensemble du tableau. Autre aspect remarquable du livre : l’auteur ne s’est pas simplement contenté de documents. Il est allé interroger personnellement dans le monde entier les survivants ou les acteurs actuels du traditionalisme et tous ceux qui pouvaient en parler pertinemment. C’est ainsi qu’on a plaisir à croiser des noms familiers comme J.P. Laurant, Claude Gagne, Pierre Mollier etc. Le premier chapitre s’attache à définir ce que l’auteur entend par traditionalisme. Le sens guénonien prévaut bien évidemment comme ensemble de connaissances de temps immémorial perdues en occident depuis la seconde moitié du second millénaire. L’œuvre du Guénon des années 20/30, ses rapports avec des sympathisants de tous milieux, ceux avec l’église catholique et surtout ceux, décisifs, avec Ananda K. Coomaraswamy forment le fond du chapitre. Au second, l’autre aspect du mouvement, le pérénialisme est décrit à travers de nombreux avatars qui vont du martinésisme et de la proto maçonnerie en passant par la société théosophique ou le martinisme papusien à, encore une fois Coomaraswamy, lui même à travers Emerson et William Blake sans oublier l’idée particulière que se faisaient les deux amis de l’hindouisme comme conservateur privilégié de la Tradition ! Une courte, mais indispensable césure nous fait apprécier les influences de l’église gnostique de Doinel, du fameux Matgioï, alias Albert de Pouvourville, du peintre Ivan Aguéli ; déjà, on sent poindre, autour du Guénon de l’époque, les futurs « accroches » ou « couleurs » politiques ou esthétiques du traditionalisme sur un fond qu’on pourrait appeler « rimbaldien ». Le cas d’Isabelle Eberhardt, celui de Von Sebottendorf, sont remarquablement bien traités dans ce sens. Dans la seconde partie, « le traditionalisme en pratique », c’est le Guenon égyptien qui intéresse l’auteur, époque de la seconde diffusion –et la plus féconde- du traditionalisme. Si Guénon est plus isolé qu’il n’y paraît au sein du monde musulman égyptien, son influence intellectuelle grandit fortement en Europe à travers ses relations avec les ésotéristes chrétiens du Paraclet ainsi qu’avec la naissance de la vocation du plus important de ses « suiveurs », Frithjof Schuon qui importe d’Afrique du nord en Suisse un soufisme guénonisé. Sous le titre « Le fascisme », un important chapitre est consacré à Julius Evola et à sa conception très personnelle du traditionalisme, ainsi qu’à ses tentatives parfaitement inefficaces, mais au prix de compromissions finalement révoltantes, d’introduire les thèses traditionalistes dans le fascisme italien et le national socialisme allemand, sans oublier la « Garde de fer » roumaine. Le mouvement traditionaliste en restera péniblement marqué, et, par exemple, un homme comme Mirçéa Eliade en gardera une tache difficilement effaçable. Après la guerre, une certaine fragmentation du traditionalisme se produit, avec une influence de plus en plus diffuse au sein des milieux très divers et dont la conséquence sera aussi le début des « disciples », donc des dissensions, notamment avec Schuon, et la création d’ordre soufis guénoniens plus ou moins indépendants, comme celui de Pallavicini en Italie.

La troisième partie, « le traditionalisme dans tous ses états » est particulièrement intéressante. Elle montre à quel point l’intérêt pour le traditionalisme et sa promotion sont avant tout l’affaire d’Orientaux bien occidentalisés (Coomaraswamy en étant le prototype), tel l’Iranien Seyyed Hossein Nasr, qui passe de Montesquieu à l’approfondissement de la philosophie islamique, dans un cadre curieusement académique à l’occidental qui cependant préparera la future révolution khomeyniste ! En même temps, le traditionalisme schuonien s’éloigne de plus en plus de ses racines guénoniennes et soufies pour s’intéresser à la défense et l’illustration de la tradition des Indiens d’Amérique, tout en se sectarisant, avec un lot de dérives comportementales aboutissant aux inévitables scandales ainsi qu’à une connotation fortement « pré new age ». Ce traditionalisme « éclaté » devient alors plus ou moins présent à la conscience de ses nouveaux acteurs. Un exemple très frappant en est son instrumentalisation révolutionnaire violente par la droite radicale italienne lors des « années de plomb », dans le même temps que son utilisation dans le domaine de l’éducation et du « management » par un homme de gauche tout à fait dans le siècle comme Henri Hartung. Cela pose en outre le très intéressant problème d’une certaine confraternité traditionaliste, comme le montrent les rapports intellectuels et amicaux jamais rompus entre un Henri Hartung et un Evola ! C’est encore le moment des influences ambiguës qu’exerce le traditionalisme dans le milieu universitaire à travers l’œuvre d’Eliade ou celle du sociologue Louis Dumont. A noter un exemple intéressant de dérive sectaire avec l’affaire Le Mire/Séligny qui défraya la chronique des années soixante.

La dernière partie, « le traditionalisme et l’avenir » s’attache surtout à montrer la dilution progressive des thèses traditionalistes dans une infinité de milieux intellectuels ou politiques. Citons, entre autres : le mouvement Planète, les débuts du mouvement Zen aux états-unis, la spiritualité orthodoxe revisitée, le célèbre livre « Small is Beautiful » de l’économiste Schumacher, la poétesse britannique Kathleen Raine, le prince Charles d’Angleterre (mais oui !) ainsi que la très curieuse société féministe « Aristasia » créée par une universitaire oxonienne qui signait « Hester St.Clare ». Il semble que ce traditionalisme éclaté convienne bien aux sociétés elles mêmes pulvérisées comme le montre le chapitre consacré aux succès de sa version guéno-évolienne dans l’ex URSS à travers un personnage comme Alexandre Douguine. L’ultime chapitre montre que paradoxalement (mais est-ce vraiment si paradoxal ?) les pays les plus traditionnels du monde musulman sont ceux qui échappent le plus à l’influence de ce traditionalisme- là, mieux cultivé par exemple au Maroc ou la culture occidentale est généralement acceptée sans trop de problèmes.

La franc-maçonnerie ne pouvait évidemment rester à l’écart d’un mouvement d’une telle ampleur. L’auteur, citant les travaux de Stevenson repère des traces de pérenialisme dans la maçonnerie écossaise du 17è siècle, avec les références à l’hermétisme à partir de William Shaw, et il prend soin de noter, se fondant toujours sur Stevenson que « la maçonnerie est une institution protéenne qui pourrait fournir un cadre institutionnel pour presque toutes les croyances religieuses et politiques. » Sedgwick n’est pas lui- même maçon. Beaucoup de ses sources proviennent, comme il s’en explique dans une note, d’entretiens avec des historiens érudits tels Pierre Mollier ou Claude Gagne et il ajoute très honnêtement : « je dois prévenir mes lecteurs qu’en ce domaine, je dépends d’informations que je n’ai pas pu recouper ainsi que de reconstitutions qui sont autant d’hypothèses. » Une intéressante comparaison est ensuite menée entre les destins maçonniques croisés de Guénon et d’Oswald Wirth, ainsi que celui de leurs œuvres respectives, le point de départ étant que le second a fait recevoir le premier à la loge Thébah. « La compréhension du rituel maçonnique de Wirth, écrit-il, était suffisamment proche de la compréhension de la pratique ésotérique de Guénon pour qu’une telle alliance se développât. Il donne comme exemple de cette alliance certains propos sur Guénon de Marius Lepage, successeur de Wirth à la tête de la revue « Le Symbolisme ». Il s’attache ensuite à ce qui fut sans doute la période la plus significative de l’influence de Guénon en maçonnerie avec la création après guerre de la loge « La Grande Triade » à la GLDF et le succès d’estime et de curiosité qu’elle connut et suscita alors au sein de certaines élites maçonniques. Il n’oublie pas non plus la fondation par Reyor et Tourniac de la loge sauvage « Les trois anneaux » en 1953, qui coïncide avec l’introduction dans la maçonnerie française d’un courant « opérativiste » d’après Stretton en grande partie cautionné par Guénon. L’influence traditionaliste s’est exercée principalement par l’entremise de Jean Tourniac devenu l’une des figures les plus importantes de la GLNF, avec, entre autres, la création de la revue « Villard de Honnecourt » l’un des premiers points de contact entre universitaires et maçons, mais le tout dans une perspective assez nettement « traditionaliste ». La tentative de réconciliation entreprise dans ce milieu entre maçonnerie et église catholique emprunte également des notions d’ « unité primordiale » chère aux perenialistes. « L’expression maçonnique du traditionalisme, écrit l’auteur, est notablement différente de toutes les autres expressions du traditionalisme dans la mesure où elle opère avec l’entière bénédiction des autorités concernées. Cela est d’autant plus vrai que la maçonnerie est peut-être plus proche que toute autre expression du traditionalisme du milieu d’origine de ce dernier. » Enfin, l’auteur conclut que l’influence traditionaliste en maçonnerie concerne essentiellement la maçonnerie latine et Suisse (une loge « René Guénon » à Lausanne), la maçonnerie anglo-saxonne continuant d’ignorer Guénon, mais que c’est sans doute en maçonnerie qu’elle a connu ses meilleurs succès.

Voilà donc un livre effectivement considérable, qui ne peut que susciter d’intéressants débats, et indispensable à mon avis, à tous ceux des maçons qui s’intéressent à l’articulation entre des idées générales et la démarche proprement initiatique, ainsi qu’à la genèse et la généalogie des influences les plus inattendues sur l’Ordre. Est-ce à dire que ce livre est sans défauts ? Non pas. Il y a des erreurs. Ainsi dater de 1918 la création de la GLNF est elle une double erreur. Louis Pauwels n’a pas été résistant (ni collaborateur non plus d’ailleurs), « Combat » était un quotidien et non pas un magazine et l’auteur semble ignorer que Pauwels a été lui- même maçon. Dans un ouvrage de cette ampleur c’est peut être inévitable. Il reste à saluer le courage du traducteur, mais regretter aussi qu’il ait été bien seul, le livre ayant largement eu besoin d’être révisé.