L'invention de la franc-maçonnerie, des opératifs aux spéculatifs

Par Roger Dachez, Véga, 2008.

Voici un livre paradoxal :

  • Paradoxal parce qu’il est à la fois digne de recevoir un prix - il a déjà reçu le prix spécial du jury du 6è salon maçonnique du livre et on parle d’une traduction en anglais - et en même temps négligent sur le plan de la présentation : pas d’index, pas de bibliographie, pas d’illustrations et sans même parler des trop nombreuses « coquilles ».
  • Paradoxal parce que ce livre est certainement très important au point que d’aucuns estiment – et sans doute avec raison - qu’il y a désormais dans l’historiographie maçonnique française un avant et un après Roger Dachez et que l’on ne pourra plus désormais écrire – du moins l’espère-t-on - sur les origines de la franc-maçonnerie comme on le faisait avant, tandis que d’autres affirment – je pense ici aux fins connaisseurs de l’œuvre de Roger Dachez - que cet auteur a déjà tout publié avant même la parution de cet ouvrage –citons deux articles fondamentaux parus en 1989 (déjà) « Les origines de la franc-maçonnerie spéculative en Grande Bretagne (I) » et « Une suite écossaise (II) » in Renaissance Traditionnelle n°s 77 (janvier 1989) et 83 (juillet 1990) sans parler du 1er chapitre « Les origines britanniques », pp. 12-43 du Que sais-je ? intitulé Histoire de la franc-maçonnerie française, PUF, 2003) - si bien que cet ouvrage peut n’apparaître que comme une somme – excusez du peu – résumant plus de 20 années de recherches intensives sur cette question.
  • Paradoxal enfin parce que c’est un livre fondamental donc difficile, et en même temps d’un style agréable à lire, accessible à tous, l’auteur réussissant ce tour de force de rendre aisée l’approche de théories souvent complexes.

L’invention de la franc-maçonnerie donc. On connaît les deux sens mot invention :

  1. construire quelque chose d’inconnu auparavant ;
  2. découvrir quelque chose oublié ou perdu (on parle ainsi de l’inventeur d’un trésor).

Et c’est peut-être en cela que la franc-maçonnerie est elle-même un ordre paradoxal : une construction – on me pardonnera cette métaphore facile – d’une institution inconnue auparavant (La Grande Loge) et, en même temps, la découverte des trésors qu’elle renferme (son monde légendaire).

Car la franc-maçonnerie est un univers de légendes :

  • Il y eût d’abord les légendes fondatrices de l’Ordre, cette histoire légendaire telle qu’elle est publiée dans les Constitutions de 1723, d’Adam aux premiers Grands Maîtres de la Grande Loge de Londres, en passant par Euclide et Charles Martel…
  • Il y a ensuite les légendes fondatrices de grades : tous les grades spéculatifs (ou hauts grades), c’est-à-dire à partir du grade de Maître, sont fondés sur une légende le plus souvent tirée de l’histoire biblique vétéro-testamentaire.
  • Il y a enfin les légendes dont l’Ordre a été l’objet ou a suscité lui-même l’apparition. C’est ce que les sociologues appellent depuis une quarantaine d’années « les légendes urbaines », ces rumeurs qui sont présentées comme des récits authentiques.

Une grande partie du livre de Roger Dachez est d’abord consacrée à démonter, à déconstruire, ces « légendes urbaines » qui ont considérablement pollué la question des origines de la franc-maçonnerie. Citons en quelques-unes :

  • les origines compagnonniques ;
  • les origines templières et les mystérieuses connaissances de l’Ordre du Temple ;
  • les origines égyptiennes, les Mystères antiques, les Esséniens, les Culdéens ;
  • les fameux Rose-Croix ;
  • les maîtres Comacins ;
  • etc., etc., etc.

Roger Dachez nous explique comment ces légendes se sont constituées. Et il cite le magistral travail de Bob Cooper dans son livre The Rosslyn Oak qui est une démonstration parfaite et implacable de déconstruction des légendes autour de la chapelle de Rosslyn en Ecosse, terre de légendes s’il en est.

Ce travail de déconstruction n’est pas – comme certains pourraient le déplorer à tord – un travail de destruction. Au contraire, le pire est de prendre ces légendes à la lettre, comme un récit vrai. Elles sont alors – si l’on y réfléchit un tant soit peu - d’une fadeur sans nom comme dans ses romans « ésotériques » où le secret final – lorsqu’il y en a un - est d’une banalité à pleurer. Or ces légendes urbaines, si elles sont prises pour ce qu’elles sont, donnent à penser sur l’Ordre. Un Jean-Baptiste Willermoz en se refusant à couper définitivement tout lien entre la franc-maçonnerie et les Templiers - bien qu’il savait pertinemment à quoi s’en tenir sur cette question – exprimait à sa manière le fait que pour légendaire qu’il soit, le rapport à l’ordre du Temple exprimait tout de même un rapport de la Maçonnerie « aux connaissances scientifiques » comme on disait alors, c’est-à-dire doctrinales. Bref, en mettant à bas les légendes on faire ressortir la beauté pérenne du mythe.

Ayant ainsi déblayé le terrain, Roger Dachez nous présente d’une manière aussi claire et limpide que possible, les diverses théories sur les origines de la franc-maçonnerie, résumant impeccablement des dizaines d’années de recherches principalement britanniques. Trois auteurs sont incontournables (mais on pourrait naturellement en citer d’autres) : Harry Carr qui a finalisé la théorie de la transition d’une maçonnerie opérative à une maçonnerie spéculative, Eric Ward qui a critiqué cet « Evangile » de Harry Carr, et David Stevenson, chercheur écossais qui a souligné le rôle très important de ce pays dans la naissance de la franc-maçonnerie moderne.

Enfin, Roger Dachez nous propose une ébauche d’une théorie synthétique des origines de la franc-maçonnerie. Ce dernier chapitre illustre tout le livre. Après 300 pages de critiques serrées, minutieuses et documentées selon les méthodes de l’histoire scientifique voilà que, au moment où l’on s’y attend le moins, nous retrouvons un véritable monde hypothétique avec ce que l’auteur appelle malicieusement « le roman des origines » et que nous pourrions appeler d’une manière moins poétique : une théorie de ruptures transitionnelles. Nous croyions avoir quitté le terrain du roman et bien nous y retournons mais cette fois pour la bonne cause car la franc-maçonnerie est bel et bien un roman, un roman qui a fait vivre des millions d’hommes depuis près de 3 siècles et qui ne semble pas sur le point de s’éteindre tant les champs de recherches qui s’ouvrent à nous semblent illimités.