L'ésotérisme maçonnique : une libre recherche syncrétique

Par Antoine Faivre, directeur d’études émérite à l’Ecole pratique des hautes études, à la chaire d’histoire des courants ésotériques dans l’Europe moderne et contemporaine.

Article paru dans le numéro hors-série n° 6 du Monde des religions.

La franc-maçonnerie est-elle ésotérique ? Y a-t-il un ésotérisme maçonnique ? Pour Antoine Faivre, il s’agit d’une question de définitions. Le mot ésotérisme a été crée par Jacques Matter, dans un livre paru en 1828. L’auteur entend par là une libre recherche syncrétique puisant dans les vérités du christianisme et dans certains aspects de la pensée grecque, notamment du pythagorisme. Depuis, il a revêtu pas moins de six significations.

Antoine Faivre reprend alors la classification exposée lors de ses séminaires :

  1. Il sert d’étiquette commode dans les médias, notamment pour des rayons de librairies, servant à désigner un fourre-tout d’éléments hétéroclites.
  2. Il évoque l’idée de secrets, d’où une distinction entre ésotérisme et exotérisme, entre initiés et profanes.
  3. Il renvoie à l’idée selon laquelle la nature, ainsi que les textes religieux fondateurs, voire l’histoire humaine tout entière, posséderaient une face cachée à laquelle on pourrait tenter d’accéder grâce à des moyens appropriés.
  4. Il désigne une démarche intellective d’ordre symbolique visant l’acquisition d’une connaissance dépassant les résultats de la démarche proprement discursive. Il est alors souvent remplacé par gnose.
  5. Il désigne une voie permettant de retrouver au moins partiellement une tradition primordiale à l’origine de toutes les traditions particulières.
  6. Il sert à nommer un ensemble de courants de pensée occidentaux tels que kabbale juive et chrétienne, hermétisme néo-alexandrins, alchimie dite spirituelle, théosophies diverses, mouvements Rose-Croix possédant certaines caractéristiques communes.

Antoine Faivre considèrent que lorsque nous lisons ou entendons des propos portant sur l’ésotérisme maçonnique ou sur la franc-maçonnerie, société ésotérique, il faut les situer dans le contexte du discours tenu pour comprendre auquel des six sens énumérés plus haut nous avons affaire. C’est alors qu’il constate que dans l’immense littérature consacrée à la franc-maçonnerie, mais pas dans les rituels eux-mêmes, on lit souvent que celle-ci contiendrait des éléments ésotériques, voire serait ésotérique en son principe même. Une étude de ces textes, du XIXe siècle à aujourd’hui permet de retrouver les six sens énumérés ci-dessus. Le sens 1 a une étiquette péjorative. L’idée de secret, sens 2, a une connotation positive, comme synonyme d’initiation.

Le sens 3, la face cachée de la nature, est peu présent, et le sens 5, l’est parfois : il établit un lien entre la franc-maçonnerie et le courant dit traditionaliste. C’est dans les sens 2 et 4 que le mot apparaît le plus fréquemment.

Le sens 6 recouvrant la notion d’ésotérisme occidental a été adopté, dès le XIXe siècle, par un certain nombre de maçons qui parlent volontiers d’un ésotérisme présent à l’intérieur de la franc-maçonnerie. Antoine Faivre cite notamment :

  • Jean-Marie Ragon de Bettignies qui dans son livre Maçonnerie occulte l’appelle philosophie occulte, qui s’entend comme un ensemble de courants de pensée, comme les mystères antiques, la kabbale, l’alchimie, et dont les rituels portent la marque ;
  • Arthur Edward Waite ;
  • 0swarld Wirth.

Ils appellent cette philosophie occulte tantôt hermétisme, tantôt ésotérisme au sens 6, en lui reconnaissant une valeur éminemment positive.

Pour Antoine Faivre, C’est dans ce sens 6, que la plupart des chercheurs scientifiques, tant maçonnologues qu’historiens des courants ésotériques modernes parlent d’ésotérisme à propos de la franc-maçonnerie. En effet, les rituels ont puisé dans la kabbale, l’alchimie, la théosophie chrétienne, l’arithmologie néo-pythagoricienne et la littérature produite traite souvent de ces emprunts. Ceux-ci, guère décelables dans les grades bleus, sont très évidents dans beaucoup de hauts grades.

Parmi les rites maçonniques puisant dans le corpus des courants ésotériques occidentaux, on peux citer :

  • Le Rite écossais rectifié, très inspiré par la théosophie chrétienne ;
  • Le Rite écossais ancien et accepté, marqué par une influence à caractère néo-rosicrucien et arithmologique ;
  • L’ordre dit des Rose-Croix d’Or, pétri de théosophie chrétienne et d’alchimie dite spirituelle ;
  • Plusieurs rites inspirés par la théosophie d’Emmanuel Swedenborg.

L’auteur considère que si l’emploi du mot ésotérisme compris dans ce sens 6 paraît à la plupart des chercheurs scientifiques (maçonnologues et ésotérologues) actuels le plus approprié pour répondre à des questions telles que « La franc-maçonnerie est-elle ésotérique ? » ou « Y a-t-il un ésotérisme maçonnique ? », c’est surtout parce que les cinq premiers sens revêtent un caractère soit trop général, soit trop limitatif, pour s’appliquer à la franc-maçonnerie spéculative, compte tenu de sa spécificité et de son contexte historique et culturel. Il a contribué à favoriser la recherche portant sur un aspect non négligeable de l’histoire maçonnique, à savoir les hauts grades.