Le Symbole perdu décodé

Par Alain Bauer et Roger Dachez. Editions Vega. Novembre 2009. 170 pages. 16 euros.

Le mascaret éditorial déclenché par le best-seller de Dan Brown, « Le symbole perdu » comporte des vagues dont les plus petites ne sont pas les moins intéressantes. Ce livre de taille modeste en fait foi et sans doute pour d'autres raisons qu'une simple opération de décryptage. On sait que depuis très longtemps la France et les Etats-Unis entretiennent des rapports passionnels: la « Grande Nation » face à « l'Hyper Puissance », et que les préjugés l'emportent la plupart du temps sur une sereine appréciation.

Le didactisme assumé de l'ouvrage, une certaine empathie dans le ton, en font un excellent petit manuel de compréhension de l'Autre et de ses raisons et cela aussi bien pour le profane que pour le maçon français. Il serait d'ailleurs à souhaiter qu'une version destinée aux Etats-Unis et quelque peu modifiée puisse apporter à nos amis américains des éléments leur permettant d'appréhender simplement le « french masonical way of life ». On y pense lorsque les auteurs abordent l'épisode des « châtiments « maçonniques. Sans doute y a t-il dans le monde anglo-saxon une tendance mentale à privilégier la littéralité des textes, ce qui expliquerait certaines réactions horrifiées devant les pénalités alors que les autres cultures occidentales en percevraient davantage la dimension essentiellement symbolique. Ce n'est certes pas tout mais cela pourrait être un élément d'élucidation face à ce qui déconcerte un maçon français par exemple. La mise au point sur franc-maçonnerie et religion est également très bien venue, rappelant le rôle qu'a pu jouer la maçonnerie en tant que « clergé républicain » au tout début de la nation américaine. Mais cela devrait-il vraiment étonner un maçon français si l'on songe, toutes choses égales d'ailleurs, que le GODF (entre autres) a, la fin du siècle dernier, tenu chez nous un rôle analogue même si le contexte était très différent? Un bon petit exemple d'exotisme est également donné avec la chambre de réflexion, le thème des « vanités » étant, pensons-nous, peu familier outre-atlantique. On regrettera toutefois que le passage sur la mélancolie soit un peu court. A propos de la question de l'unitarisme, ainsi que du « déisme des Lumières » des Pères fondateurs, il faut rappeler la prégnance d'un puritanisme fanatique établi bien avant la déclaration d'Indépendance en Nouvelle Angleterre et dont certains écrivains (Hawthorne et sa « Scarlet Letter » entre autres) nous ont décrit les odieux ravages. Ce double héritage n'est-il pas une des clefs d'une certaine schizophrénie américaine? Et, comme le soulignent les auteurs, le fameux « mot magique » « Hérédom » n'est-il pas à lui seul la promesse, dans l'inconscient des Etats-Unis d'être la « Nouvelle Jérusalem », le « Sceau de l 'Histoire » comme l'est pour l'Islam celle d'être le « Sceau de la Prophétie »?

La seconde partie est le complément évident de la première : une histoire de la maçonnerie américaine, conduite selon la seule méthode qui vaille en la matière, c'est à dire ne jamais séparer l'histoire maçonnique proprement dite de l'histoire générale. Nous en citerons deux extraits significatifs :

« Dans le monde fruste et populaire du Nouveau Monde, les francs-maçons américains s’efforcèrent d’adopter une apparence plus relevée. La structure sociale de la franc-maçonnerie d’Amérique, moins brillante qu’en Angleterre la rendait d’autant plus nécessaire. Déjà dès la fin du XVIIe siècle, quelques philosophes avaient suggéré que les hommes étaient capables de se gouverner par eux-mêmes et s’imposer librement des règles pour obtenir un plus grand bien. Pour œuvrer dans ce sens, la maçonnerie fit de la méritocratie le modèle de la progression sociale conforme à ses principes moraux et philosophiques. Pour autant, la hiérarchie sociale n’était pas ignorée et aucune volonté de bouleverser de fond en comble l’échelle sociale ne se manifestait. On souhaitait en revanche dans une vision maçonnique de la vie, que les inégalités sociales reflètent les capacités et la bonne volonté des uns, plutôt que les privilèges inclus de la naissance accordés à d’autres. » Ceci se passait donc avant l’indépendance.

« Au cours des années qui suivirent la Révolution, la franc-maçonnerie prit en Amérique une place exceptionnelle. Elle consacrait la venue au pouvoir des classes moyennes, celles des négociants, des marchands, des artisans, et des boutiquiers. Désormais associés aux affaires de la cité, ils étaient enclins à y faire triompher les valeurs morales et intellectuelles qui leur avaient été inculquées dans les loges au cours des décennies précédentes.

« D’une certaine manière le réseau maçonnique, déjà si développé, servit de base à la progression économique de la jeune nation. Les réseaux de sociabilité établis par la franc-maçonnerie se prolongèrent dans des relations d’affaires sans que nul ne s’en émeuve, bien au contraire. La confiance naturelle que se faisait les Frères ne pouvait que favoriser leurs échanges professionnels. C’était au nom même des principes d’intégrité, d’honnêteté morale et de dignité qu’enseignait la franc-maçonnerie que ses adeptes forgeaient au sein de la société une sorte de communauté idéale selon ces principes, laquelle devenait le fer de lance de la nouvelle Amérique. C’est en revenant sur cette histoire, si propre au continent américain, que l’on peut comprendre la place singulière qu’y occupait naguère encore la franc-maçonnerie. »

« Alors que le pays s’étendait peu à peu vers l’ouest, les loges maçonniques furent parmi les premières institutions sociales établies dans les nouveaux territoires, en même temps que les églises ou les écoles. En amortissant en quelque sorte le traumatisme de la déconstruction des structures sociales héritées des premiers temps coloniaux, en établissant un lien de stabilité, la maçonnerie assurait une transition et mettait en place, à travers les États et au fil du temps, une communauté d’intérêts et de valeurs qui pénétra jusque dans les plus humbles cités et y facilita bien souvent l’intégration des nouvelles structures sociales et bientôt des nouveaux arrivants. »

Cependant ce tableau plutôt idyllique (si l’on en excepte bien sur les Noirs contraints de créer leur propre maçonnerie, la « Prince Hall Masonry ») allait bientôt se brouiller, et durablement. À la suite d’un sombre et jamais résolu fait divers, l’assassinat de William Morgan, un véritable déchaînement de passions mit en péril l’existence même de la franc-maçonnerie aux États-Unis Peut-être manque-t-il là une analyse plus en profondeur du phénomène, un fait-divers étant bien souvent le révélateur de conflits cachés au sein d’une société. Quoiqu’il en soit, la maçonnerie américaine ne fut plus la même. Elle eut tendance alors à faire profil bas sur un plan moral et spirituel et à se contenter de développer intensément son côté « charitable » ce qui bien sur n’était pas mince, et qui le reste, dans une société où la protection sociale telle que nous l’entendons n’a quasiment pas voix au chapitre. De ce fait, la spécificité maçonnique se dilua et un long déclin s’amorça, qui dans les dernières décennies a pris un caractère très préoccupant. Et les auteurs de conclure : « s’il est un « secret perdu » de la franc-maçonnerie américaine, c’est peut-être celui de ses origines, de sa première jeunesse, du temps des Pères fondateurs. Si Benjamin Franklin revenait aujourd’hui parmi les siens, reconnaîtrait-il « sa » franc-maçonnerie ? On peut en douter… »

La dernière partie donne enfin les éléments essentiels de l’histoire de la maçonnerie, socle indispensable à la claire compréhension de ce qui précédait.

À propos de l’affaire Morgan, de ses tenants et aboutissants, on se référera avec profit au travail très complet de Roger Dachez « Sources et histoire de l’antimaçonnisme aux Etats-Unis » sur le site de la loge d’études et de recherches « William Preston ».

Discussion :

Il semble que le livre de Dan Brown donne au public américain une image plutôt positive de la Franc-Maçonnerie. Alain Bauer et Roger Dachez consacrent d’ailleurs la majeure partie de leur ouvrage à présenter la Franc-maçonnerie américaine.