LES FRANCS-MAÇONS ET AUTRES TEXTES.
Johann Gottfried von Herder. Éditions Grammata.
Janvier 2010. 110 pages. 10 euros.
QUESTIONS DE BENJAMIN FRANKLIN
RELATIVES A L'ÉTABLISSEMENT D'UNE SOCIÉTÉ DE L'HUMANITÉ.
Johann Gottfried von Herder. Éditions Grammata. Janvier 2010. 50 pages. 8 euros.
par Pierre Lachkareff
L'édition et la traduction de l'allemand de ces deux ouvrages ont été assurées par Lionel Duvoy.
La publication de ces deux livres par une jeune maison d'édition est l'occasion d'aborder une question relativement peu traitée, en tout cas de façon très éparse : celle de l'intérêt porté à la franc-maçonnerie par les intellectuels, poètes, philosophes, écrivains. On connaît le rôle qu'ont joué un certain nombre de personnages du monde savant et théologico-philosophique britanniques au début de la maçonnerie spéculative, sinon dans sa proto-histoire. Or, lorsque la maçonnerie se développe et s'étend au Royaume-Uni et en Europe continentale, le monde intellectuel et littéraire en est singulièrement absent. En tout cas, la maçonnerie n'inspire aucune oeuvre vraiment marquante. En Grande Bretagne, il y a bien Robert Burns, mais il faudra attendre Kipling pour l'illustrer de façon intéressante. En France, Voltaire s'en moque, Rousseau l'ignore, et l'on sait le caractère marginal de la fameuse loge des « Neufs Soeurs ».
En revanche, il est une nation européenne où le surgissement de la maçonnerie vers la fin des années trente du XVIIIe. siècle a été l'occasion d'un extraordinaire remue-ménage intellectuel et littéraire : l'Allemagne. Certes, les deux terres classiques de la maçonnerie demeurent bien la Grande Bretagne et la France. Mais la petite soeur germanique reste quant à elle passionnante, car elle fut sans doute la plus passionnée en la matière. Ce n'est pas le lieu d'entrer dans l'histoire complexe, sinon confuse de la maçonnerie allemande et qui fut au bout du compte particulièrement tragique. Mais il faut bien convenir que les intellectuels allemands du XVIIIe siècle s'y sont engagés comme personne. La liste est longue et impressionnante: Goethe, évidemment, mais aussi, Lessing, Schelling, Klopstock, Schlegel, Bode, Wieland, Fichte, etc, et aussi, bien sur, celui qui fait notre présent sujet : Johann Gottfried von Herder. Il n'y a malheureusement pas en français d'ouvrage précis sur la question. Cependant, pour montrer à quel point ce sujet est intéressant du point de vue d'une influence diffuse de la maçonnerie dans la pensée allemande et, partant, dans la pensée européenne, je recommande vivement la lecture disponible sur le web d'un texte du grand spécialiste de Hegel, Jacques d'Hondt : « L'idéalisme allemand et la franc-maçonnerie de Lessing à Hegel. »
cf. http://web.ics.purdue.edu/~smith132/French_Philosophy/Fa97/f1997_LIDEA.pdf
Herder est né en 1744 en Prusse Orientale dans une très modeste famille. Destiné au pastorat, mais peu motivé, ayant tâté de la médecine, il va découvrir très tôt sa véritable vocation : la littérature. Toutefois, il finit par s'inscrire en théologie à Koenigsberg, où il rencontre Kant. Devenu pasteur puis prédicateur, il se passionne en même temps pour la littérature des anciens. Il voyage en Europe à partir de 1769. A Paris, il rencontre d'Alembert et Diderot et devient ami de Lessing à Copenhague. En 1770 il est nommé à Strasbourg précepteur du prince de Holstein-Enstin, et en 1771 écrit un ouvrage qui aura une grande répercussion sur les lettres et la philosophie allemandes, le « Traité de l'origine du langage ». Puis il rencontre Goethe sur qui, étant son aîné de sept ans, il exercera une grande influence, avant, mais bien plus tard, de se brouiller avec lui, surtout pour des questions tenant à leurs caractères respectifs. Il s'installe à Weimar en 1776 et devient une personnalité de la petite cour. En 1783, il rédige l'un de ses ouvrages les plus importants : « Idées pour une philosophie de l'histoire de l'humanité ». Il voyage en Italie en 1789, mais sa santé se dégrade. C'est aussi le début de sa brouille avec Goethe. Il prend fait et cause pour la Révolution française et publie ses « Lettres pour l'avancement de l'humanité » mais la tournure violente que prend la Révolution l'effraie, et il reverra un certain nombre de ses opinions. Il s'éteint en 1803 à Weimar.
Sa riche carrière maçonnique est quasi inséparable de sa carrière profane. Il est reçu maçon à Riga dans la loge de la Stricte Observance « Zum Schwerdt » (Au Glaive) en mai 1766. Il y est secrétaire, puis orateur. On le retrouve dans la Grande Loge « Royal York » à Hambourg et à Berlin. A Weimar, il s'affilie à la brillante loge « Anna Amalia zu dreï Rosen ». Il participe au convent de Wilhemsbad et est témoin de la catastrophe des Illuminés de Bavière, prônant une refonte complète de ce courant. A l'été 1783, il est nommé, sous le titre de « Damasus Pontifex », doyen de la loge illuministe de Weimar, où il retrouve Bode et Goethe. Il s'opposera à la légende des origines templières et marquera une certaine défiance pour les gloses « alchimisantes ». En 1801, dans sa revue « Adrastea », il publie des textes qui constituent, quoique parfois critiques, une « défense et illustration de la maçonnerie ».
Sa devise, gravée sur sa tombe, résume fort bien l'esprit qui a animé sa vie dans tous les domaines : « Licht, Liebe, Leben ». (Lumière, Amour, Vie). (Cf. NOTE 1).
Les textes proposés dans cette édition sont tirés d' « Adrastea ». Trois parties : « Fama Fraternitatis » ou sur le but de la franc-maçonnerie telle qu'elle apparaît au dehors. Puis « Le sceau de Salomon », ces deux parties sous forme de conversation entre trois protagonistes, dont une femme, Linda; enfin sous forme de dialogue, un échange de vue sur une société visible et invisible, autour des célèbres dialogues maçonniques de Lessing, « Ernst und Falk », suivi de poèmes maçonniques dont on regrette un peu qu'ils ne soient pas édités en bilingue. Ces textes, en dépit de leur brièveté, sont d'une densité et d'une richesse de sens peu communes. On trouve entre autres dans la première partie, une critique des « légendes » absurdes sur l'origine de l'Ordre et un plaidoyer pour son rattachement à « l'architecture des Anglais ». En fait, la maçonnerie poursuit la « Construction de l'Homme », toutes les fins de la société civile « restreignant l'horizon ». C'est en quelque sorte une école de l'indépendance intérieure, qui libère des chaînes du quotidien, mais qui doit cependant agir vers l'extérieur, faute de quoi, elle risquerait de devenir un Etat dans l'Etat. Voilà qui, entre parenthèse, nous rappelle des épisodes éditoriaux récents et fâcheux! Linda conclut : « Que la société (la maçonnerie) (…) élevée au-delà de toutes les différences de rang, de tout esprit de secte, (…) diffuse partout l'âme libre qui est la sienne et fasse revivre l'âge d'or qui demeure en nos coeurs . » La seconde partie, plus symbolique et poétique nous livre un ensemble de réflexions sur le « mystère » de l'Ordre, et sur les légendes entourant Salomon dans une sorte de préfiguration bien intéressante de ce qui sera rassemblé plus tard par Nerval dans le célèbre épisode du « Voyage en Orient », « Histoire de la reine du matin et de Soliman, prince des génies ». Puis vient un rapprochement, intéressant lui aussi entre Hiram et Abraham. Le dialogue de la troisième partie pose la question : y-a-t-il des hommes susceptibles de se placer au dessus des séparations et des antagonismes malheureusement inévitables dans toute société, fut-elle dotée de la meilleure des constitutions? Oui, semble rétorquer l'un des interlocuteurs, ce sont les « *** » (les maçons) . Cependant, dit l'autre, c'est en fait « la société des hommes qui pensent dans toutes les parties du monde ». Et il ajoute : « tu le sais mieux que moi, toutes ces victoires sur les préjugés doivent être remportés par le for intérieur et non par une influence extérieure. (…) Réunis deux hommes ayant les mêmes principes. Ils se comprendront sans poignée de main ni symboles, et ils feront avancer par leurs actes silencieux le grand et noble édifice de l'humanité. »
Le second ouvrage se compose d'un extrait des « Lettres pour l'avancement de l'humanité ». Ce sont les réponses que fit Herder aux questions posées plus tôt par Franklin aux membres du « Junto's Club » de Philadelphie. Il voulait ainsi donner ses statuts à la « Société du vendredi » dont il était membre avec Goethe, Wieland et Bode, entre autres. Il y réaffirme haut et fort son humanisme militant : « L'humanité, écrit-il, est le caractère de notre espèce; pourtant ce trait ne nous est inné qu'en tant que penchant et doit être réalisé concrètement en nous. (…) Par conséquent, le caractère divin de notre espèce est une éducation à l'humanité. (…) elle est l'art de notre espèce. »
La position de Herder, dans l'extraordinaire foisonnement intellectuel de la fin du XVIIIe siècle en Allemagne- et dont la maçonnerie est largement partie prenante – est particulièrement intéressante. Herder est certes une figure majeure et incontestable de l' « Aufklärung » (les « Lumières » allemandes). Mais il est aussi à l'origine, de par ses premiers écrits d'un autre mouvement, le « Sturm und Drang » (Tempête et Passion), qui est une réaction littéraire, soulignons ce dernier terme, à un rationalisme jugé abusif et à un sentimentalisme trouvé un peu court. Herder conçoit en effet la poésie comme une manifestation spontanée de l' âme humaine. On la découvre selon lui aussi bien dans la tradition populaire que chez Homère, Shakespeare, ou Ossian. De là une exaltation du « génie originel », des élans incontrôlés de la vie, du coeur et de l'esprit, de la révolte Faustienne, le tout accompagné d'une nostalgie des origines, qu'elles proviennent du passé gothique de l'Allemagne, mais aussi de l'age d'or des grecs et d'un exotique Orient. Quant au christianisme de Herder, il prétend à la fois s'accorder avec les idées des Lumières et renouer avec ses sources les plus pures, les plus originelles . Ainsi Auguste Viatte évoque t-il l'influence, entre autres, de Herder dans la philosophie mystique qui allait baigner la génération du romantisme allemand. Peut-on voir encore dans ces apparentes contradictions et dans leur non résolution une certaine image du destin pour le coup tempétueux de la maçonnerie allemande?
La figure et l'oeuvre de Herder restent très controversées. Pour s'en faire une idée, et finalement comprendre que ce vieil allemand a encore beaucoup de choses passionnantes à nous dire, je recommande la lecture de « Lumière de Herder », un remarquable article de Max Caisson sur le site de la revue d'ethnologie « Terrain » : http://terrain.revues.org/index30007.html
Note 1 : Les deux notices françaises à l'origine des lignes sur la carrière maçonnique de Herder me paraissent manquer de précision. Peut-être en existe-t-il une plus satisfaisante en allemand.
Discussion :
L’histoire de la Franc-Maçonnerie allemande et l’école historique maçonnique allemande –qui furent pourtant si importante jusqu’à l’avènement d’Hitler- sont encore mal connues en France. L’œuvre de Findel a été traduite en français en 1866 (J. G. Findel. Histoire de la franc-maçonnerie depuis son origine jusqu'à nos jours. Traduit de l'allemand par E. Tandel) et celle du grand historien maçonnique allemand Eugen Lennhoff est accessible… en anglais !