Les sources chrétiennes de la légende d'Hiram

Par Philippe Langlet Dervy. Octobre 2009. 25 euros.

Philippe Langlet nous a habitué à de remarquables études aussi fouillées que rigoureuses. N'en citons qu'une : sa traduction des textes fondateurs de la maçonnerie parue chez le même éditeur en 2006. Ce nouveau travail constitue une exploration de la légende d'Hiram dans toutes ses dimensions à travers, entre autre, cinquante versions de la légende. Un livre d'une densité et d'un foisonnement tels qu'il est impossible d'en faire une recension complète en quelques heures ou même quelques jours de lecture et qui demande un réel effort de ce point de vue. On ne peut en prendre, comme nous l'avons fait, que certains points significatifs, ou qui, pour mieux dire les choses, sont à la portée de notre modeste entendement. Quoiqu'il en soit, les premières pages franchies, c'est un peu comme si l'on entrait dans la caverne aux trésors.

L'introduction s'apparente à un balayage dans les deux sens du terme. L'auteur passe en revue toutes les « clefs » plus ou moins pertinentes qui ont tenté d'ouvrir la porte du mystère tout en montrant leurs insuffisances. Cela va des hypothèses symbolisto-historiques bien connues, des Celtes aux Egyptiens en passant par les Templiers et le martyrologe stuartiste. Mais des approches plus « séduisantes » telles l'utilisation des thèses de René Girard ou les rapprochements avec les « relèvements » de l'ancien testament (Élie et la veuve de Sarepta, Élisée et le fils de la Shunamite) sont également critiquées. On s'amuse encore de la rencontre des intégristes chrétiens et des anticléricaux dans leur commun accord pour évacuer, pour des raisons diamétralement opposées bien sur, les origines chrétiennes de la légende. Etc. La plupart du temps, ces clefs ou ces approches sont utilisées plus ou moins consciemment pour faire l'économie d'une recherche authentique sur les origines chrétiennes proches de l'apparition de la légende dans le corpus maçonnique. L'auteur se revendique à la fois de la rigueur de la méthode historique dite « authentique » sans se priver de rechercher le sens ou les sens de la légende en convoquant les anthropologues aussi bien que les théologiens.

Après un intéressant développement sur les sens respectifs des mots tels que légende, mythe, fable et conte, Ph. Langlet montre qu'il ne faut pas avoir peur d'une lecture historique ou littérale du texte, les incohérences constatées pouvant nous en dire beaucoup sur la culture de ceux qui l'ont élaborée, sans oublier toutefois qu'il s'agit d'un assemblage d'éléments à visée symbolique. Ainsi, faut-il lire la légende d'Hiram textuellement, en s'évitant par là d'aller immédiatement chercher des sources hétérogènes ou lointaines. Cette lecture semble révéler une culture occidentale fortement marquée par la connaissance des légendes hagiographiques de saints, les éléments directement vétéro-testamentaires étant réinvestis de la même manière que dans les légendes hagiographiques chrétiennes, avec l'exemple de Noé, du meurtre d'Abel et même de l'épisode édénique de la connaissance de l'arbre du bien et du mal. En outre, les éléments para-bibliques peuvent avoir d'intéressantes sources dans les oeuvres de la théologie protestante britannique, critiquant mais aussi recyclant des éléments de théologie catholique. Enfin, le récit paraît comme traversé de deux trames distinctes, « comme s'il y avait deux légendes ». D'une part, celle du martyre et de ses composantes habituelles (persécution, menace, « arrestation », questionnement, affirmation de la foi, jugement et mise à mort), d'autre part celle de la « tribulation du corps saint », avec son « invention », sa manipulation, sa translation, ce qu'on découvre dans la tombe, etc. Jusqu'à l'inhumation dans le lieu saint; et l'on sait comment ce point a pu perturber les maçons lorsqu'ils se sont aperçus lors des développements du grade que si les saints sont enterrés sans problème dans l'église, une inhumation dans le Saint des Saints en posait un très sérieux !

Un autre apparentement intéressant: à bien des égards, « l'utilisation » du corps d'Hiram, ainsi que sa position en « gisant » ou en « transi » évoque une sorte de liturgie des morts, un moment commémorant un « pouvoir », une « virtus », tels celle qui se manifeste dans le culte des reliques, ou le contact direct avec les restes du saint est un point fondamental, provoquant soit guérison, soit reviviscence du sujet, en tout cas une recherche de la résolution des contraires sous les espèces de la vie et de la mort. Cela ne va pas sans poser le problème de la substitution du candidat à Hiram, lequel constitue l'un des imbroglios symboliques les plus constants du grade. Ne faut-il pas plutôt privilégier la notion de « fusion »? Après avoir montré que le lieu de l'action, le Temple de Salomon à Jérusalem est plus une « cosa mentale » qu'un édifice réel, et qu'il correspond par ses trois ouvertures plutôt à une église, l'auteur indique que les trois grands personnages évoqués dans le récit, Hiram lui même, puis Salomon, puis Hiram de Tyr, correspondent plutôt à des types qu'à des personnages clairement campés. Enfin, l'aspect moral, et le « pathos » de la première partie de la cérémonie tend à masquer un autre aspect manifesté lors de la seconde phase, celle du « relèvement », « raising » en Anglais, et diversement traduit en Français avec des évolutions, notamment au REAA (de relever à ressusciter) qui induisent une modification de la perception de la légende. L'anglais « raising », emprunté aux bibles anglaises a aussi bien le sens de relèvement que de réveil, associé traditionnellement au relèvement du corps de Jésus ainsi qu'à sa résurrection. On a donc une séquence : sommeil/réveil/lumière/délivrance. S'appuyant également sur les épîtres de Paul, l'auteur peut écrire: « en se libérant, l'adepte (ayant fusionné avec le maître paradigmatique) est passé de l'état de mortel vivant à celui de vivant glorieux. (...) Le candidat, par le passage dans la tombe du Maître est lui-même le lieu improbable de deux natures souvent prises comme antinomiques. ».

Un important chapitre est consacré au rapport d'Hiram et du « Mot », lequel est l'interrogation fondamentale du récit, à la fois central et encadrant. « Word » recouvre chez les Anglais les trois sens: mot, parole et Verbe au sens de Logos. Le mot de maçon et le mot de maître sont également fractionnés. Par imitation, ou par application d'un système? Comment cela s'articule-t-il dans la légende? Ce mot ne peut pas être transmis, soit « techniquement », car il faut être trois, soit « moralement », car, « ça n'est pas le moment ». Il apparaît en fait qu'Hiram « possède » le mot sans qu'on sache comment et par qui il a été communiqué. Les trois (Hiram, Salomon, Hiram de Tyr) le possèdent-ils ensemble ou est-il fractionné entre les trois? Ce n'est pas dit, mais cela force à se rappeler la parole évangélique: « lorsque deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis parmi eux ». Une tri-unité ou une unité trine, ce qui permet selon l'auteur de comprendre l'usage symbolique des nombres en franc-maçonnerie et de comprendre également la référence précise de cette utilisation et ce qu'elle implique. Quant à la perte du mot: deux courants: 1) le mot est perdu sans qu'on sache quel il était et on le remplace au hasard. 2) on connaît le mot perdu, mais on lui en substitue volontairement un autre. Il n'en reste pas moins que le mot est perdu, ou plutôt qu'il est « absent », « non possédé ».C'est le manque, la carence. Or, le mot originel était et reste « le Nom de Dieu ». A t-il été perdu, ou n'a-t-il jamais été connu? En tout cas, il est toujours retranché de l'oralité, et même lorsqu'il est « prononcé » ultérieurement, il ne peut être qu'un substitut et cela est vrai dans tous les cas. L'auteur écrit: « Le mot de Maçon que possède Hiram, concerne la nature de l'Etre. Plus, « il est l'Etre ». Voilà pourquoi Hiram le possède sans qu'on lui ait jamais communiqué. Comme Hiram possède ce Nom/Mot de cette manière et comme c'est le Nom de Dieu, il ne peut y avoir que « fusion absolue » entre Hiram et le Nom de Dieu. » Mais cela ne peut se comprendre que par la notion de « perfection ternaire » où entrent Salomon et Hiram de Tyr lesquels, le rappelle l'auteur, citant « Les Trois Coups Distincts », « étaient présents à la construction du monde ». « Comme le Verbe/Logos et comme la Sagesse. » .

Le chapitre consacré au « rameau », c'est à dire à l'acacia est particulièrement riche en points de vue tirés non seulement des différentes versions de la légende maçonnique mais aussi du légendaire chrétien et de son iconographie. A tel point que, si René Guilly a, par un livre désormais classique, dressé un lapidaire de la maçonnerie, on éprouve à la lecture de Philippe Langlet le besoin d'un « floraire », certainement aussi fécond en exégèses symboliques.

La conclusion de l'auteur se veut - très honnêtement - provisoire; c'est bien le moins dans une affaire pareille. Elle est cependant intéressante et appellera sans nul doute la discussion. Ainsi, pour le dire très rapidement, Ph. Langlet voit la légende d'Hiram comme une sorte de « lectio divina » dont les apparentements avec des traditions archéo-chrétiennes ou, si l'on veut, faisant appel à un imaginaire catholique sont en contradiction avec la culture protestante des « inventeurs » de la maçonnerie, selon l'expression utilisée par Roger Dachez. De même, il pose la question de l'articulation temporelle et culturelle des deux premiers grades, par rapport à cet axe initiatique fondamental qu'est le grade de maître maçon. Rappelons enfin, et ça n'est pas le moindre mérite de cet ouvrage, qu'il est vendu avec un CD comportant près de 800 pages de documents et annexes divers! On peut dire alors de cet ensemble qu'il est un formidable outil de travail. Indispensable dans la bibliothèque de l'honnête maçon, même s'il ne doit s'en servir que ponctuellement. Il y trouvera toute la nourriture nécessaire, et au delà, même!

Discussion :

Il y a dans cet ouvrage une très bonne documentation historique qui s’ouvre sur une anthropologie de la Franc-Maçonnerie contrairement à Le Mythe d’hiram de Gilbert Durand.

Y-a-t-il une signification alchimique à ce thème ? Dès le XIVème siècle, on trouve le mythe alchimique de la mort du roi et de la putréfaction.

A paraître : Les origines du grade de Maître de Roger Dachez.