Utopie et Franc-Maçonnerie

par Robert de Rosa, éditions L’Harmattan, 2009

Voici un livre emblématique comme on en publie des dizaines et peut-être plus chaque année ce qui explique, soit dit en passant, que la bibliographie maçonnique déjà considérable enfle énormément. S’il y a cent ans l’abbé Paul Fesch n’avait pas eu assez de toute sa vie pour achever sa Bibliographie de la Franc-Maçonnerie et des sociétés secrètes aujourd’hui, plusieurs vies ne suffiraient pas pour établir une liste exhaustive des publications maçonniques qui encombrent les rayons des librairies et bibliothèques.

Sous couvert d’une étude sur « Utopie et Franc-maçonnerie », cet ouvrage est, en réalité, une évocation de l’expérience de l’auteur, de sa « pratique » maçonnique perçue comme « un exercice spirituel », c’est-à-dire son vécu de ses 44 années passées au sein de la Grande Loge de France et du Rite Écossais Ancien et Accepté. N’étant pas nous-même un maître spirituel, nous ne commenterons pas ce vécu qui est de l’ordre de l’intime et conduit, comme le dit l’auteur, au « silence » (p. 60). Au nom de la liberté de conscience, nous respectons ce silence et nous remarquons seulement combien nos contemporains ont besoin de se raconter publiquement. D’ailleurs l’auteur sent bien que le lecteur le notera puisqu’il prend la précaution lui-même de bien préciser que ses propos n’ont rien à voir avec les « pratiques New Age » (p. 77). Voire ! Mais à tout prendre, en matière d’aventure spirituelle, nous préférons lire la correspondance de Jean-Baptiste Willermoz.

Cependant, contrairement à une idée reçue et répétée sempiternellement en loge, s’il n’y a pas lieu de juger les impressions ou le vécu d’une personne on peut s’interroger sur leur adéquation au sujet qu’elle prétend traiter et ainsi, pour s’inspirer de René Guénon, essayer de différencier le psychique de l’intellectuel.

Sur l’aspect philosophique de la question -l’utopie- nous ne sommes pas philosophe pour en juger. Nous en savons assez cependant pour noter qu’il ne suffit pas de citer Emmanuel Kant, John Locke ou Arthur Schopenhauer pour conduire une réflexion philosophique qui a un peu d’épaisseur et nous nous méfions de ces discours où la profusion des citations, de Platon à Jean-Paul Sartre, cache au mieux un message « politique » et au pire un vide pur et simple de la pensée. Nous en savons assez également pour ne pas se contenter d’une simple comparaison (ex. p. 209) entre des extraits de Thomas Moore ou Francis Bacon ou d’autres et des rituels maçonniques non datés pour établir une quelconque filiation entre cette idée et la Franc-Maçonnerie qui en serait l’héritière. Cela dit, il est vrai que l’utopie a un rapport à la Franc-Maçonnerie et les chercheurs s’y intéressent, comme lors de la 9è conférence internationale du Canonbury Masonic Resaerch Centre en 2007 sur le thème : Visions de l’utopie : Maçonnerie, Religions et Esotérisme. Tout le monde s’accorde à dire que la Franc-Maçonnerie a incontestablement une dimension utopique, la loge –comme le monastère ainsi que le signale Gilles Lapouge in Utopie et Civilisation- figurant la société idéale. Pourtant, si la Franc-Maçonnerie a une vocation universelle à travers la bienfaisance, le cosmopolitisme du XVIIIè siècle (bien qu’il ne faille pas oublier qu’un navire négrier porta le nom de « Franc-Maçon »), les aspirations politiques sous la IIIè République, etc., il n’en reste pas moins que l’on peut aussi la considérer non plus comme une utopie (ce qui est nulle part) mais comme une sorte d’« hétérotopie » (ce qui est à côté) un moyen de vivre et d’espérer en ce monde. Il y a cette double dimension dans la Franc-Maçonnerie qui se veut à la fois hors et dans l’espace et le temps.

Sur l’aspect maçonnique de la question, nous constatons d’abord la fâcheuse et bien humaine tendance à confondre l’univers maçonnique que l’on fréquente en particulier et la « Franc-Maçonnerie » en général. Il n’y a aucune volonté de dénigrement à dire que la Grande Loge de France – puisqu’il s’agit d’elle dans ce livre, obédience qui a un peu plus de 100 ans ce qui n’est pas si mal - représente entre 0,5% et 1% des francs-maçons du monde. Certes la quantité n’a jamais été un critère de qualité mais lorsqu’on parle de « Franc-Maçonnerie » on peut aussi s’intéresser à ce que pensent 99% des francs-maçons. De même il n’y a aucune volonté de dénigrement à dire que les 3 premiers grades du Rite Écossais Ancien et Accepté -rite qui vient de fêter ses 200 ans ce qui, là aussi, n’est pas si mal- ne sont pas, et de très loin, les grades les plus pratiqués dans le monde. On peut éventuellement tenir compte de l’immense majorité de ceux qui pratiquent le rite anglais.

Maintenant, quant à l’histoire maçonnique, s’il est évident que plus rares aujourd’hui sont les auteurs qui se risquent à écrire un ouvrage concernant la Franc-maçonnerie sans mâtiner leurs propos de quelques références au passé de l’Ordre, il ne suffit pas, là non plus, de citer Roger Dachez –même si c’est un excellent choix- et quelques dates pour argumenter un discours. Un document historique n’a de sens que si on le replace dans son contexte : qui l’a produit ? avec quelle intention ? pour qui ? etc. Ainsi à propos de la célèbre « Masonry Dissected » de Samuel Prichard (1730) (p. 139) : ce texte qui dévoile le grade de Maître - grade qui, paraît-il, confère au franc-maçon une sorte de plénitude - n’est pas un manuscrit mais une divulgation imprimée que tout un chacun, à Londres, pouvait acquérir contre espèces sonnantes et trébuchantes. De même, p. 198, l’auteur cite le rituel de Chevalier du Soleil à qui il donne une très grande ancienneté, jusqu’aux années 1740. Nous nous gardons d’une telle affirmation et nous réclamons des sources autres que l’édition de 1999 du Suprême Conseil de France pour y accorder du crédit. Enfin, p. 203 , l’auteur considère que la clause attestée dans les plus anciens rituels connus -être libre- est « un premier geste » du processus initiatique alors que c’était et c’est encore une condition préparatoire à l’initiation. Bien sûr, nous voyons bien de quelle liberté veut parler l’auteur, une autre liberté proche de l’utopie, mais pour cette autre liberté, il n’est nul besoin de l’initiation maçonnique.

Ceci nous amène à dire un mot de la méthode traditionnelle. Chacun est libre d’attribuer à un symbole la ou les significations de son choix mais ces significations personnelles sont à différencier de la signification traditionnelle. Les premières sont du domaine du vécu individuel et il n’y a rien à en dire (ni à transmettre). La seconde doit être étayée, autant que faire se peut, sur des documents et une dimension culturelle et anthropologique. Ainsi que l’auteur voit dans les fenêtres grillagées de tapis de loges « un filtre ou tamis » nous protégeant des « éléments chaotiques extérieurs » (p. 50) est son affaire. Mais si nous nous intéressons aux significations traditionnelles de ces fenêtres « grillagées », si nous nous reportons aux textes rituels connus antérieurs à 1750, nous apprenons que les fenêtres sont associées aux lumières, qu’il y a plusieurs familles dans les significations de ces lumières (association au Soleil, à la lune, au Maître de Loge, ou à l’Est (Maître de la Loge, à l’Ouest (Surveillants), au Sud (Compagnons), etc.), que le nombre de lumières varie, etc. et que de tout cela se dégage une idée force, celle d’une lumière qui structure la loge selon un axe fondamental et très signifiant : l’axe Est-Ouest, ce qui est un véritable donné traditionnel à transmettre.

Mais finalement, l’auteur veut peut-être suggérer, en faisant préfacer son ouvrage par un Grand Maître, que l’utopie maçonnique s’incarne dans l’obédience à laquelle il appartient (cf. p. 153). Que l’on se rassure, un appareil obédientiel quel qu’il soit, s’il peut apparaître comme un mal nécessaire compte tenu de la débilité des hommes, ne sera jamais ni de près ni de loin la préfiguration d’une utopie quelconque et en serait même plutôt un antidote rédhibitoire. Heureusement la Franc-Maçonnerie en a vu d’autres et, pour une fois, nous partageons cette parole du dit Grand Maître, reprenant il est vrai une belle formule de Robert Amadou : « la Tradition…. c’est une urgence ».

Discussion :

Verbatim : « Les FM glorifient tellement le travail qu’ils ont peur de s’en approcher » et « La FM demande un effort intellectuel et ce n’est pas un gros mot. »