Le Cimetière de Prague

roman d’Umbero ECO Éditions Grasset

Umberto ECO, dans ce nouveau roman, nous offre une fresque historique qui nous mène à travers l’histoire mouvementée de l’Europe du 19ème siècle et les fantasmes complotistes, qui ont non seulement agité les esprits publics mais ont alimenté les politiques des états.

Avec Le Pendule de Foucault et Le Nom de la Rose , il nous avait déjà démontré qu’il savait mêler intrigue policière et profonde érudition, notamment dans le domaine de l’ésotérisme. Ce goût prononcé pour les sciences occultes et les sociétés secrètes ont fait d’ailleurs de lui non seulement un collectionneur avisé d’ouvrages anciens mais un fin connaisseur des arcana-arcanorum. Avec son nouveau roman, Le Cimetière de Prague, il se tourne vers une crypto et pseudo-histoire fondée sur l’existence fondée ou imaginée d’un complot d’initiés qui auraient comme objectif la maîtrise du monde. Les francs-maçons, les jésuites et bien sûr les Juifs tous les boucs émissaires habituels des partisans d’une histoire cachée sont livrés en pâture aux lecteurs, non pour valider la thèse d’un complot de ces groupes humains mais pour démontrer au contraire les élucubrations des tenants de cette thèse.

Le but de ce roman est en fait de démontrer que la dénonciation d’un complot et de comploteurs, issus de quelque minorité que ce soit, obéit aux même archétypes et aux même raisons : la pérennisation du pouvoir d’une minorité par l’usage de boucs émissaires.

C’est la thèse paradoxale (la dénonciation d’un complot orchestré par une minorité serait le fait d’une autre minorité complotant pour son maintien au pouvoir) que nous voyons à l’œuvre dans cet excellent roman que l’on n’arrive pas à lâcher tant l’histoire romancée que l’histoire authentique nous sont narrées avec subtilité et sans pédantisme. L’érudition parfois dense dans les autres romans nous est servie dans celui-ci avec légèreté.

En effet, notre héros, ou plutôt notre anti-héros, Simon Simonini, éduqué par un grand-père tenant des thèses d’Augustin Barruel, selon lesquelles les francs-maçons seraient les responsables du chaos révolutionnaire et des thèses de Bode selon lesquelles les Jésuites intrigueraient parallèlement pour asseoir leur pouvoir, va user de ses nombreux talents de faussaire pour exploiter cette mine au profit de ceux qui le paient, les services secrets des états. Espion, agent provocateur, meurtrier, il servira tour à tour le Royaume de Sardaigne, l’Empire de Napoléon III, la 3ème République naissante, l’Église avec à la fois un cynisme absolu (sa soif de l’argent, qui ferait de lui un rentier, est sans limite et sa fringale de bonne chair insatiable) et une totale bonne conscience (sa haine des juifs notamment, qui le pousse à les dénoncer avec hargne, est totalement atavique).

Les complots qu’il imagine et qui sont décrits avec force détails, sont pour certains pure licence de l’auteur, mais auraient pu appartenir à l’histoire authentique, d’autres ont été à leur époque effectivement dénoncés et connaissent encore aujourd’hui de nombreux émules. Nous rentrons ainsi grâce à notre auteur et son personnage au cœur d’un faux, d’un canular et d’une erreur judiciaire tragique : Le Protocole des Sages de Sion, l’affaire Taxil et enfin l’Affaire Dreyfus.

Les circonstances de ces affaires nous sont narrées avec détails souvent authentiques . Ainsi les origines des Protocoles nous sont rappelées à travers un personnage Maurice Joly. Celui-ci auteur d’un Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu ou la politique de Machiavel au 19ème siècle par un contemporain fut effectivement avec cet ouvrage à l’origine de cette trame fictive d’un pouvoir cynique, cherchant par tous les moyens à accroître sa puissance et à asservir son peuple. A ce pouvoir, celui de Napoléon III dénoncé par Joly, se substitua celui du peuple juif à travers les méandres des faux écrits et réécrits par les différentes polices secrètes européennes de l’époque, en particulier l’Okhrana, la fameuse police secrète du Tsar. Dans le roman, la transformation se déroule dans le cimetière juif de Prague , ville ô combien attractive pour le amateurs d’occulte, et notre héros, s’inspirant des écrits de Gouguenot des Mousseaux, notamment le Juif, le Judaïsme et la Judaisation des peuples Chrétiens nous sert une réunion de rabbins projetant de subvertir le monde au profit de ses coreligionnaires. Cette fable constituera ou plutôt aurait pu constituer l’abstract des Protocoles.

De même lorsqu’il s attaque à l’affaire Taxil, Umberto Eco, nous rappelle non seulement force détails concernant ce personnage et son « œuvre » mais aussi les personnages impliqués ou périphériques (Abbé Boulan par exemple). Il nous décrit par ailleurs merveilleusement l’hystérie anti–maçonnique de certains milieux catholiques ou politiques de cette époque.

La lecture de ce roman est, à ce titre, tout à fait bénéfique non seulement au maçon mais aussi à l’érudit, qui veut se plonger dans cette atmosphère fin de siècle qui vit se développer tant de fantasmes autour de la Maçonnerie et qui ne peut s’empêcher d’y voir quelques ressemblances avec certaines campagnes actuelles.

Discussion :

La preuve qu’il s’agit d’un grand roman, c’est que les critiques littéraires du Figaro et du Monde sont pour le moins réservés : foncez, lisez !

Pour moi qui ai déjà beaucoup lu cet auteur, nous avons là son meilleur ouvrage. De l’anti Dan Brown à l’état pur. La formidable érudition d’Umberto Eco (qui, en son temps, avait été jusqu’à impressionner Bernard Pivot, c’est tout dire) lui permet de relier tous les grands évènements « occultes » du XIXème siècle grâce à un unique personnage inventé : le héros. Tout le reste à des fondements réels.

On y retrouve dans un savant désordre la révolution italienne, les jésuites, Garibaldi, Crispi, les francs maçons, Boullan, Taxil, le Carmel de Vintras, Diana Vaughan, les services secrets (français, italiens, prussiens, allemands, russes…), la commune de Paris et toute une batterie de personnages étranges et hauts en couleurs, forgerons, apaches, barbouzes, anarchistes, idéalistes, curés aux vies multiples (à moins que ce ne soient les personnalités…).

Les descriptions historiques du vieux Paris sont saisissantes, les recettes culinaires omniprésentes sont appétissantes, les liens entre les personnages acquièrent rapidement en profondeur là où Dan Brown se serait contenté d’aligner les potiches et les lieux communs.

Après, c’est comme pour chaque roman : on aime ou on n’aime pas… Mais moi j’ai adoré !

Si Les livres d’Ecco sont difficiles, celui-ci est d’un accès plus aisé. Au vu du sujet, on peut compléter cette lecture avec celle du livre de Michel Jarrige sur l’antimaçonnisme lui aussi facile d’accès et écrit par un bon connaisseur de la question.