Hiram au Quattrocento
Par Gaël Meigniez,
N° 159 de Renaissance Traditionnelle.
Juillet 2010
par Pierre Lachkareff
Dans l'introduction de son livre « Hiram et ses frères »(Note 1), Roger Dachez écrit : « il n'est plus dorénavant possible de soutenir des opinions extrêmes, comme celle qui fait du grade de maître une caractéristique immémoriale de la franc-maçonnerie et de la légende d'Hiram une de ses plus anciennes traditions, pas plus qu'il n'est envisageable de recevoir la thèse qui affirme que le ce grade fut inventé de toutes pièces, vers 1720/1725, à Londres, par un petit comité constitué autour du Révérend Désaguliers, sans référence aucune à un quelconque usage antérieur du Métier. »
Cette citation est nécessaire pour apprécier la valeur du travail qu'offre G. Meigniez dans cette livraison de R.T. On sait la rareté et la minceur des documents écrits autour de ce mythe fondamental de la franc-maçonnerie ce qui favorise hélas l'invasion massive du fantasme! L'archéologie authentique du mythe reste donc à faire, si tant est qu'elle puisse l'être. Or il est un matériau qu'on ne saurait négliger en l'occurrence : l'image. On sait tout à fait quel rôle d'enseignement populaire jouaient au moyen-âge sculptures, fresques et vitraux. Mais aussi, et bien plus tard encore, les élites sociales elles-mêmes faisaient connaître et reconnaître par divers truchements artistiques une quantité de notions religieuses, philosophiques, politiques ou savantes. Au XXè siècle, l'œuvre fondatrice d'Erwin Panofsky, (note2) et les études d'iconologie des auteurs qui le suivirent ont apporté d'exceptionnelles lumières sur des points obscurs ou méconnus de la culture européenne. Il semble que ce soit dans ce même esprit d'élucidation par un examen et des commentaires rigoureux de certaines œuvres d'art que G. Meigniez nous apporte un étonnant éclairage sur l'obscur des obscurs : Hiram.
L'auteur étudie d'abord une fresque de l'église de Wiesendanger en Suisse alémanique (circa 1495), dont il prend soin de nous dire qu'elle est bien postérieure aux œuvres des constructeurs de cathédrales. Elle est particulièrement intéressante et très rare, car elle relie le sacrifice d'Abraham, figuré dans le lointain à, au premier plan, une scène où Salomon ordonne à un charpentier de débiter « l'Arbre de Vie » en présence de deux personnages dont costume et attributs indiquent qu'ils représentent Hiram et le roi Hiram de Tyr. Puis il examine sur deux siècles les scènes analogues représentant « l'Histoire de la Vraie Croix ». Pour l'auteur, ce récit très chrétien aux racines cependant purement judaïques est la transmission du mythe de « l'Arbre de Vie »,lequel est chargé de tous les bienfaits et de toutes les puissances. L'auteur y voit ce qu'il appelle un « objet transitionnel mythique ». Il trouve une importante confirmation du mythe ainsi que de l'identité des personnages et de leur rôle dans une fresque de l'église de Lanciano, dans les Abruzzes, datée du premier tiers du XIVè siècle. Cent vingt ans plus tard, les miniatures du livre d'Heures de Catherine de Clèves(1442/45) présentent ce même abattage de l'Arbre de Vie par Salomon assisté d'un roi oriental, ainsi qu'une scène représentant la reine de Saba reçue par Salomon devant le Temple achevé avec un personnage sans épée mais vêtu comme un roi, dans lequel l'auteur voit Hiram, fils du roi de Tyr « ayant hérité les vêtements de son père », ce qui est à rapprocher de ce que rapporte le manuscrit « Cooke », l'un des premiers « Anciens Devoirs ». Enfin, dans la dernière moitié du XVe siècle, on retrouve les mêmes représentations avec les gravures sur bois hollandaises du « Livre de la Croix ». Chose fort intéressante, ces représentations, avec des personnages analogues, apparaissent sur une fresque de la chapelle de la Sainte Croix à Stratford-sur-Avon, en Angleterre, fresque qui, recouverte en 1564, fut restituée en 1804.Analysant les évolutions de cette iconographie, G. Meigniez note l'importance croissante des images d'Hiram : « dès la fin du moyen-âge, au tournant de la Renaissance, des communautés ouvrières, le long de l'axe rhénan prolongé des Abruzzes aux Flandres, voire à l'Angleterre, rendaient hommage en marge de la légende de la Vraie Croix à la personne du maître artisan du Temple de Jérusalem. »
Il n'y a, jusque là, comme le note bien l'auteur, aucune trace du « mythe complet » tel que la franc-maçonnerie le connaît depuis le début du XVIIIè siècle. Cependant, dans le chapitre intitulé « Symboles du tombeau d'Adam du Livre d'Heures de Catherine de Clèves au mythe d'Hiram », l'auteur nous livre un ensemble considérable d'éléments, « les uns classiques, mais d'autres de prime abord très originaux », qui, de toute évidence, montre qu'il y a là à chercher en profondeur. Il y est question du tombeau d'Adam, de l'acacia et de ses déclinaisons, du signal de la tombe, d'un buisson ardent, d'un chien, de deux grottes, d'une lumière et d'une source, toutes choses qui bien évidemment donnent à penser aux maçons! Mais il faut noter que jamais, contrairement à bien des gloses symbolico-navrantes les commentaires de G.Meigniez ne donnent si peu que ce soit dans la confusion!
En dernière partie, l'auteur analyse et commente un célèbre tableau de Giorgione, datant du début du XVIè siècle, connu sous le nom des « Trois philosophes », où l'on retrouve selon lui, en fait, Salomon, Hiram de Tyr et un jeune architecte tenant équerre et compas qui ne serait autre qu'Hiram conforme à l'iconographie des siècles précédents et aux indications du « Cooke ». Il y a aussi la grotte, la lumière particulière et l'arbre de vie sur le tombeau d'Adam. Nous renverrons le lecteur directement au texte, passionnant certes, mais complexe. Citons enfin directement quelques conclusions et hypothèses regroupées par l'auteur sous le titre : « Les Trois philosophes devant le mythe d'Hiram ».
« Ainsi nous avons d'une part l'héritage du Quattrocento complété par la toile de Giorgione; appelons-le, pour simplifier, « tradition médiévale d'Hiram et des symboles du tombeau d'Adam »; et de l'autre le mythe moderne au centre de la franc-maçonnerie.
A l'égard de leur contenu, le rapport de l'une à l'autre est paradoxal. Car d'une part, à l'aube du XVIè siècle, l'artiste a peint la découverte d'un tombeau. C'est le tombeau d'un héros détenteur de puissants secrets, secrets perdus par sa mort et que sous la direction de Salomon, l'on vient là rechercher. Ce héros est promis entre tous à la résurrection. Sur ce tombeau pousse un arbre remarquable, symbole de cette résurrection. Ce tombeau aura l'honneur d'être dans « Le Saint des Saints » du temple, puisque l'édifice sera construit sur lui.
Tout cela préfigure le moderne mythe d'Hiram avec une fidélité impressionnante. Et, de plus, Hiram est bien présent.
Mais d'autre part le maître artisan ne tient pas le rôle attendu, le rôle du mort. Il n'est pas dans la sépulture, mais parmi les quêteurs. Le cadavre n'est pas le sien, c'est celui d'Adam.
Il restait encore, aux générations qui vont de la mort du peintre à la parution de « Masonry Dissected », à escamoter Adam, à coucher Hiram dans le sépulcre, et à transformer les trois bâtisseurs du temple en « mauvais compagnons » assassins.(note3).
De la « vraie croix » aux « Trois Philosophes », on a bien le sentiment que le mythe moderne naît de la tradition médiévale, cependant le développement de celui là ne fait que commencer.
Mais si maintenant nous nous tournons ver la question du passage « de fait » de la tradition médiévale vers le mythe d'Hiram, des voies par lesquelles l'un a emprunté à l'autre, voies que seuls les documents peuvent nous dévoiler, alors il nous faut reconnaître que la question reste totalement ouverte, et s'annonce compliquée (…).
La postérité de cette tradition médiévale est paradoxale. Nous avons montré qu'elle a nécessairement influé sur la franc-maçonnerie, et son ascendant sur le compagnonnage semble plus évident encore, mais elle reste séparée de ces deux institutions modernes par deux siècles de silence. Après la mort de Giorgione il s'est écoulé deux cents ans, sans aucun témoignage connu, ni image, ni texte, avant qu'Hiram ne renaisse de ses cendres à Londres dans l'imprimé de Prichard (1730); avant que les symboles du tombeau d'Adam : grotte, source, lampe, aurore, chien, buisson ardent, ne ressurgissent dans les rituels des grades de vengeance dans la seconde moitié du XVIII7 siècle.(...)
Par quelle voie le personnage d'Hiram et les symboles accumulés par l'artiste du Livre d'Heures de Catherine de Clèves autour du tombeau d'Adam, traditions qu'on retrouve sur la toile de Giorgione, mais qui semblent sombrer avec le XVe siècle, refont-elles surface au XVIIIè dans les rituels maçonniques? Y a-t-il eu emprunt savant et archaïsant? A quelle époque? Ou transmission par une tradition orale continue? Est-ce dans le cadre de confrérie d'artisans? De maçons opératifs? Ou dans un cadre purement spéculatif? Est-ce sur le Continent? En Italie? Ou bien en Grande Bretagne? (…).
Voici en tout cas un travail, des hypothèses, et des questions, qui appellent un passionnant débat!
L'auteur clôt son article par une citation de Claude Levi-Strauss à propos du « destin des mythes », laquelle est amplement à méditer en ce qui concerne la franc-maçonnerie. Ajoutons qu'un des plus remarquables passages de « La Pensée sauvage » du même auteur, à propos de ce qu'il nomme « le bricolage » peut être utilement lu, dans le même esprit.
Note 1 : « Hiram et ses frères ». Roger Dachez. Ed. Véga. Avril 2010. Ouvrage de base indispensable sur cette question.
Note 2 : On citera entre autres, de Panofsky : Essais d'iconologie, Gallimard. 2001. La Perspective comme forme symbolique, Ed. De Minuit. Et, bien sur le prodigieux et, pour le coup, le « mythique » Saturne et la mélancolie, chez Gallimard.
Note 3 : on ne saisit pas très bien ce que l'auteur veut dire exactement. Qui est transformé? Entre autres questions..