Historia de la masoneria cubana

par Eduardo Torres-Cuevas, La Havane - Imagen Contemporanea, 1990, 2e édition augmentée 2005

par Paul Paoloni

L’auteur est un historien non maçon qui fait autorité dans le monde hispanique. Son ouvrage (non traduit) contient 6 essais disposés par ordre chronologique jusqu’à l’époque contemporaine ; seuls les débuts de la maçonnerie cubaine seront relatés ici (18-19e s). On verra les relations étroites avec la maçonnerie française de la fin du 18e s. (qui est très mobile dans la région) et on ajoutera quelques éléments d’éclaircissement actuels.

Dans une longue introduction (pp 5 à 58) l’auteur trace à grands traits mais de façon juste et complète, l’histoire de la FM européenne, évoquant l’héritage culturel des civilisations romaine et arabe, les constructeurs du moyen âge et les " Old Charges ", puis s’étendant longuement sur " le brillant J. Th. Désaguliers " (y compris sur sa biographie) pour lequel il a sur 2 pages entières des mots vibrants : " c’est lui qui le mieux représente, synthétise et incarne l’esprit de l’époque et le plus haut degré de la culture maçonnique moderne… un des principaux constructeurs de la pensée éthique et philosophique de la maçonnerie moderne ". Il souligne ensuite sa proximité avec I. Newton.

Il décrit après de façon très juste la naissance de la FM française et conclut en affirmant que pour comprendre la maçonnerie cubaine, il faut " connaître, non seulement l’histoire de la FM anglo-saxonne (anglaise) mais aussi celle de la FM latine (française) car toutes 2, sous des formes différentes, auront une influence à Cuba ". Suivent de longs développements sur Ramsay, les Hauts Grades, la Chevalerie, et la Patente d’Etienne Morin de 1761, lequel aura évidemment une grande importance pour la maçonnerie cubaine en raison de son activité dans la région.

En effet, sans jamais mettre les pieds sur la " Perle des Antilles ", selon l’expression de Colomb, Morin séjournera tout autour : à l’est à St Domingue (colonie française, actuelle Haïti), au sud en Jamaïque (colonie anglaise, où il collabore avec Franken jusqu’à sa mort en 1771, ce dernier faisant un " saut " en 1767-1768 à Albany puis Rhode-Island [NY] pour y représenter Morin et y transmettre des Patentes de l’Ordre du Royal Secret, issu du Rite de Perfection complété par ce grade spécifique, mis au point [" fabriqué " écrit André Doré (1)] par ledit Morin à la Jamaïque en 1766).

L’auteur décrit la constitution du REAA en 33 grades, partant des 14 initiaux du " Rite de Perfection " (expression à nouveau imaginée par Morin) en 1761, comment Morin le porte à 25 et comment " en 1797 un groupe de maçons résidant à Charleston (Sth Carolina) en ajoutent 8 pour le porter à 33. Si on rappelle qu’à l’époque de Morin, et jusqu’au milieu du 19e s la Louisiane est profondément imprégnée de culture française, on dispose de tous les éléments pour comprendre le jeu de l’oie maçonnique qui va se dérouler dans cette partie de la Caraïbe, et auquel prendra une part importante " l’Ile de Cube " en raison de sa position géographique, selon le terme des anciens Portulans.

L’auteur conclut sa longue introduction générale en soulignant l’influence des idées politiques de la France du milieu 19e s et de la 3e République, sur les mouvements politiques à travers lesquels Cuba – à force de soulèvements contre les Espagnols – finira par s’en libérer en 1898 grâce à l’appui des Etats-Unis, et dans lesquels un grand maçon cubain va jouer un rôle central : José Marti (1853-1895). En souvenir de cette influence, le drapeau cubain a adopté les couleurs du drapeau français, assorti de motifs dont certains sont ouvertement maçonniques.

Le premier document maçonnique situé à Cuba est le diplôme d’initiation d’un militaire britannique en 1763, année de l’occupation de l’île par la Grande Bretagne, document publié en son temps aux AQC.

Il faut attendre 1798 pour voir se produire un mouvement plus large : l’arrivée de 4 loges françaises de St Domingue, dont les membres – des planteurs français créoles chassés par le soulèvement des esclaves – quittent l’autre île avec leurs loges. Deux d’entre elles s’installeront à Santiago de Cuba dans l’est (La Persévérance et La Concorde) et deux autres parviendront à La Havane distante vers l’ouest d’un millier de km (L’Amitié et La Bénéfique Concorde). Munies de patentes du GODF destinées à St Domingue, elles n’en continuèrent pas moins à travailler en langue française au Rit Ancien ou Ecossais (ancêtre constitutif du REAA qui venait à peine de surgir l’année précédente à Charleston) et intégrèrent de nombreux Cubains créoles et aussi des Espagnols, malgré l’extrême opposition de l’Espagne qui – contrairement à la France - appliquait la Bulle In Eminenti. " L’effet de leur présence à Cuba (nous dit l’auteur) fut profond et durable ". Elle introduisit le REAA qui est resté dominant, et donna prépondérance à l’influence française (GODF) sur l’anglaise (GLUA), d’où également l’influence postérieure des idées républicaines françaises. Des rues du Centro Habana (quartier dont la construction est contemporaine) portent encore le nom de loges d’origine française : les " calles Amistad, Virtudes " et " Concordia " où ces loges se réunissaient primitivement…(2)

A Baracoa, autre cité portuaire cubaine au nord de l’Ile, encore plus proche de St Domingue que Santiago, le Souverain Chapitre La Triple Union [constitué en 1801] se transfère depuis le Port au Prince " à cause des évènemens de la guerre ". C’est en ce lieu qu’Antoine Mathieu-Dupotet, " Dep. Gd. Mtre du Gd Ort de Pennsylvanie ", crée en 1806 Joseph Cerneau " Fondateur de la L. de l’Ancienne Constitution d’York n°103, sous le titre Distinctif Le Temple des Vertus Theologales Ort de La Havane Isle de Cuba… Député Gd. Inspecteur pour la partie du Nord de L’isle de Cuba avec tous les pouvoirs qui y sont attachés " (3).

Le 17 décembre 1804 avait en effet été émise une patente autorisant la constitution par ledit Cerneau de cette loge qui fonctionnait à La Havane depuis 1802 en langue française. Cette patente émanait donc pour la 1e fois de la Grande Loge de Pennsylvanie (Philadelphie), centre d’influence prépondérante des récents EU d’A. Son VM fondateur, Joseph Cerneau, était français comme la majorité des membres. Il se réfugiera plus tard à Charleston, puis reviendra en France.

En 1805 s’installera à Santiago une autre loge de St Domingue La Réunion des Coeurs.

Toutefois en raison des évènements européens, et de l’hostilité des Autorités espagnoles gouvernantes, les loges françaises émigrées de St Domingue quitteront l’île en 1808, avec leurs membres français, pour la Louisiane, où elles se maintiendront avec leurs rituels en langue française, jusqu’à la 2e moitié du 19e s (4).

Le Temple des Vertus Théologales se transformera en El Templo de las Virtudes Teologales et ne comptera plus que des Cubains créoles ; cette loge est encore active aujourd’hui…

S’ensuivent des années très troublées pour la maçonnerie locale, interdite, voire persécutée, de 1814 à 1820, puis la maçonnerie cubaine connaîtra de nombreux troubles de nature politique. Deux Obédiences se créent, d’origine espagnole et nord-américaine, puis d’autres, jusqu’à ce que soit constituée en 1859 la Grande Loge Souveraine de Colon, par la réunion de 3 loges préexistantes, et la même année le Suprême Conseil du 33e du REAA pour Cuba, par Andres Cassard, cubain d’origine française auteur du premier " tuileur " à usage cubain, publié en espagnol aux EU en 1859.

Dernier avatar français : les villes de Matanzas (dont un quartier se nomme " Versailles " !) et Cienfuegos, situées respectivement à 100 et 200 km de La Havane, et fondées en tout ou partie par des immigrés français. Un Français, Louis Jean Laurent de Clouet, natif de Bordeaux, (Colonel intégré plus tard en 1818 à l’Etat-Major de La Havane), installé à la Nouvelle Orléans, la quitte lors de sa revente aux Etats-Unis d’Amérique par Bonaparte en 1803. Il s’installe à Cuba et fonde une " colonie " française dans la ville qui se nomme aujourd’hui Cienfuegos. Ses origines bordelaises et ses liens avec la maçonnerie locale, très active comme on le sait avec " les îles ", lui permettent de tisser un réseau d’échanges entre les bordelais, les émigrés de la Louisiane et l’aristocratie cubaine. Titulaire du 33° il crée en 1818, avec le soutien du GODF, la 1e institution de Hauts-Grades de Cuba culminant au SP du RS (32°), et des loges à Cienfuegos et Matanzas. En 1819 il fonde avec 46 colons français la petite ville de Jagua devenue aujourd’hui Cienfuegos (170.000 h).

Pendant tout le 19e s, hormis ses premières manifestations d’origine française motivées par le soulèvement dominicain, la FM cubaine est animée par des objectifs politiques : l’indépendance à l’égard de l’Espagne qui pourtant qualifie l’île de " siempre fiel isla de Cuba " ! Et aussi la lutte pour l’abolition de l’esclavage, que Cuba (comme le Brésil) furent parmi les derniers à pratiquer bien après la Guerre de Sécession nord-américaine (1865). Elle s’en débarrassera avec l’appui des EU au terme, d’abord d’une " Guerre de 10 ans " (1868-1878, dont les héros sont Cespedes et Maceo, tous 2 maçons) puis d’une autre guerre de 1895 à 1898 (Jose Marti, autre maçon, y meurt au combat), et ce sera le début de la domination des EU sur l’île !

De nombreux compagnons d’armes de Fidel Castro étaient maçons, tradition révolutionnaire.

Aujourd’hui la FM cubaine vit en paix mais sans moyens financiers. Les actuels 30.000 membres sont à comparer aux 35.000 de 1959, époque où l’Obédience principale (Gran Logia de Antiguos Libres y Aceptados Masones) pouvait financer presque seule la construction du grand immeuble central de 7 étages qu’on aperçoit sur la couverture de l’ouvrage de Torres-Cuevas…

1 Bulletin du Grand Collège des Rites n°100 Septembre 1983 " Le Concordat maçonnique de 1804 ou Introduction en France du REAA – Histoire vraie " p.166

2 Un autre historien récent de la maçonnerie cubaine, Samuel Sanchez Galvez, précise que la venue des loges françaises du GODF " coïncida avec le développement de la culture sucrière cubaine et des premiers mouvements intellectuels du pays. La jeunesse studieuse de La Havane et Santiago ressentit de l’attraction pour cette institution. Le point saillant de ce processus fut que dans le triangle Haïti-Cuba-Louisiane surgit une nouvelle vision de la maçonnerie qui sera sous peu synthétisée dans le Rite Ecossais " (" Legados Perdurables - Masoneria en Cienfuegos 1878-1902 " Ediciones Mecenas – Cienfuegos, Cuba, 2010). On doit impérativement ajouter à ce qui précède le port de Charleston [Caroline du Sud] dans lequel fut complété le REAA et créé le 1er Suprême Conseil 33° pour l’Amérique en mai 1801, avec la participation de Grasse –Tilly et son beau-père Delahogue. Ce qui lui donna l’idée de constituer vers mars 1802, à son retour au Cap Français à St Domingue, le S. C. pour les Isles Françaises du Vent et sous le Vent.

3 Alain Bernheim " Le Rite en 33 Grades " Dervy 2011 pp 207 et 534

4 Quelques-uns de ces vieux rituels furent publiés en 1879 par Albert Pike sous le titre de " Rit Ancien Maçonnerie d’Yorke ". Ce sont des rituels des grades de Maçon de la Marque, Passé Maître, et de l’Arc Royal que Pike traduisit en anglais, après avoir précisé qu’ils " avaient été à l’origine traduits de l’anglais en français, et utilisés dans les Antilles françaises en 1795 ". Ils provenaient de loges françaises ayant appartenu à l’Ancienne Grande Loge de Louisiane, et qui avaient – tout comme celle-ci - cessé leurs travaux. Ces rituels étaient des copies d’originaux certifiés par Achille Huet de Lachelle, membre en 1801 de La Réunion Désirée, constituée en 1784 à Port au Prince avec patente du GODF. Les certifications de Huet de Lachelle s’étendaient de 1796 à 1801. On trouvait d’autres certifications de Hacquet et Cerneau, membres de l’Arc Royal.

Les rituels de La Marque ou Arc Royal provenaient de La Réunion des Coeurs à Pt au Pce en 1801, et Pike pensait qu’ils avaient probablement été reçus des EU, et avant 1796. Il terminait en citant le Bulletin du GODF n°22 de juillet 1849 qui précisait que " les blancs, exclus de St Domingue de façon violente et inhumaine, s’en furent à Cuba, La Nouvelle Orléans et New York. Ceux qui partirent à Cuba y fondèrent deux loges, La Concorde et La Persévérance, qu’ils emmenèrent avec eux en 1809 à La Nouvelle Orléans. Ceux qui s’installèrent à La Nouvelle Orléans y fondèrent en 1807 une loge sous le titre distinctif de La Réunion Désirée, et ceux qui s’installèrent à New York participèrent à la fondation de L’Union Française en 1797… ".