Les rites maçonniques anglo saxons

par Alain Bauer et Roger Dachez. Collection «Que sais-je?» P.U.F. 20011. 9 euros.

par Pierre Lachkareff

Il faut tout d'abord saluer l'ensemble de cette série des « Que sais-je » proposée par Alain Bauer, dont le présent volume est le septième. En peu de pages, mais bien denses, le maçon et le grand public français ont une vision à la fois authentique et excitante à bien des égards de ce qu'est la franc-maçonnerie. Ce volume donc ne dépare pas la collection. Il est même d'un intérêt particulier. La maçonnerie anglaise et plus largement anglo-saxonne est bien souvent pour le maçon français une « terra incognita » d'où viennent fleurir préjugés et incompréhensions. Voici l'occasion d'en faire litière. En effet, bien plus qu’une simple nomenclature de rites, ce volume est une véritable introduction à l'histoire et à la culture anglo-saxonne considérée dans ses étroits et fondamentaux rapports avec la maçonnerie. Quelques exemples montreront à quel point ce petit livre est une opération de salubrité maçonnique à l'instar de ses prédécesseurs.

D'abord un résumé remarquable de la fameuse querelle entre « Anciens » et « Modernes » qui montre que l'histoire de la franc-maçonnerie outre-Manche est loin d'avoir été un long fleuve tranquille : 60 ans tout de même de querelles et de polémiques dont certaines au raz du caniveau! Insistance, aussi, au-delà des « traditions » abstraitement revendiquées de tout un arrière plan social, culturel, religieux, avec notamment le fort ressentiment national irlandais (ou plutôt anglo-irlandais) envers la puissance anglaise; (cf. page 65). Sur le plan symbolique qui intéresse tant les maçons français est exposée l'extrême ambiguïté de l'histoire de l'inversion de J et B , ce qui prouve qu'on ne saurait sans ridicule se montrer péremptoire sur la question! Vient ensuite, en fort contraste avec ce qui se passe sur le Continent, la constitution précoce avec Preston et Hutchinson d'une « idéologie » maçonnique qui encadre étroitement et d'une façon bien particulière – ritualisme, moralisme – la façon de voir et de vivre la maçonnerie, créant ainsi une ambiance de conformisme dont la maçonnerie anglaise restera pénétrée et qui la protégera durablement des aléas de l'histoire (cf. p.36).

Des pages intéressantes sont consacrées à la « déchristianisation » des rites au cours du XIXè siècle sous l'impulsion du duc de Sussex. Ce qui surprend bien entendu toujours le maçon français, à qui l'on explique ici que cette déchristianisation est tout à fait différente de celle qui s'est exercée chez nous, l'important étant d'ouvrir la maçonnerie aux diverses confessions pratiquées par les élites des peuples soumis à l'autorité impériale britannique (cf. p. 52). Intéressante mise au point également (pages 48/49) à propos de « l'écossisme » et des grades « écossais » dont la genèse n'a rien à voir, contrairement à une vulgate tenace, avec l'Écosse mais bien plutôt avec des interférences françaises et « peut-être » des velléités principalement irlandaises. A ce propos, le terme de « maçonnerie anglaise » est peu satisfaisant, car c'est oublier le « va et vient » continuel qui s'est produit entre la France et la Grande Bretagne dans la première moitié du XVIIIe siècle. Quant au foisonnement des « hauts grades » dont on rend généralement responsable la maçonnerie continentale férue de fantaisies initiatiques, c'est oublier qu'en 1846, les maçons anglais délivrés de la tutelle un peu rigide du duc de Sussex se sont précipités sur ce qu'ils nomment prudemment les « side degrees » qui sont à l'heure actuelle au nombre de 130, dont, revanche, 80 se revendiquent explicitement comme chrétiens avec leur lot de médailles, diplômes, décors rutilants, etc. (cf. page 86). Dans ce riche et pittoresque tableau, évocation est faite de la maçonnerie « opérative » de Clement Stretton, laquelle a été à la base de bien des rêveries françaises! Enfin les auteurs (cf. page 82) s'attachent à montrer à quel point la maçonnerie britannique est à l'image de son régime politique, la monarchie parlementaire, et que si l'on oublie cela, on ne peut guère comprendre nos frères d'outre-Manche. Dans leur conclusion les auteurs plaident pour un nouveau tunnel sous le Channel fait de confrontations fraternelles et de compréhension réciproque. Il est bien temps en effet et grâce leur soit rendue pour avoir évoqué cette heureuse perspective.

Discussion :

Voilà un ouvrage écrit –comme le veut la collection « Que Sais-je ? »- par des spécialistes de la question. Il est révolu le temps –du moins se prend-on à l’espérer- où l’on s’adressait à un Grand Maître –en tant que tel- pour écrire sur un sujet maçonnique, illustrant à merveille la puissance de l’argument d’autorité. Il existe aujourd’hui –dans le sillage de l’école de l’histoire authentique- des historiens compétents qui contribuent grandement à l’amélioration globale et certaine du niveau de la vulgarisation maçonnique même si –et on peut le regretter- les ouvrages de vulgarisation médiocre voire mauvaise sont encore légion. Il est vrai qu’il est plus difficile d’étudier le légendaire maçonnique comme un objet historique que de continuer à raconter des histoires légendaires. Une histoire de la vulgarisation maçonnique, à venir, mettra en valeur tous ces éléments.

Pour en revenir à la collection « Que Sais-je ? », elle propose des ouvrages généraux qui dégagent quelques grandes idées. Notons dans l’ouvrage qui nous intéresse :

- le fait que tous les rites maçonniques dérivent à des degrés divers soit de la tradition de la Grande Loge des « Modernes » soit de celle de la GL des « Anciens » (l’indice le plus visible étant dans la place des Surveillants). Si le rituel issu de l’Union de 1813 participe d’avantage de la tradition des « Anciens », la survivance de la tradition de la Première Grande Loge, des « Modernes », est dans le rite français ! C’est dire l’importance des échanges entre les Maçonneries anglaise et française. De même, ces 2 traditions pratiquaient -et pratiquent encore- un ordre des mots J et B différents mais pas supérieurs l’un par rapport à l’autre.

- Autre grande caractéristique : la manière de délivrer les grades. Contrairement à la pratique générale française où un grade se mérite, les anglais ont l’habitude de délivrer les grades relativement rapidement pour que les frères aient le temps de l’approfondir et de le vivre. Notons aussi, et c’est très important pour les anglais, qu’ils pratiquent le rituel par cœur.

- Relativement à la déchristianisation des rituels anglais, elle est bien sûr à différencier de celle opérée sur les rituels français au XIXème siècle. L’objectif des anglais était de favoriser une maçonnerie acceptable par beaucoup et aider ainsi à la propagation de l’Empire. Il n’était nullement question d’annihiler toute références spirituelles. D’ailleurs, l’aspect purement chrétien –ce qui ne se confond pas avec « catholique » - de la maçonnerie anglaise existe encore aujourd’hui et d’une manière extrêmement vivante dans ce que les frères anglais appellent les « Christian Orders ». L’objectif des français –même s’il ne fut pas étranger à la politique de colonisation- était d’éradiquer l’influence de l’Eglise catholique.

- Quant à l’affaire Stretton et « The Opératives », il est à noter la curieuse influence de la construction des chemins de fer, comme dans l’apparition de la société des « Odd Fellows ».