Casanova. La passion de la liberté,

par Marie-Laure Prévost (sd). Seuil, 2011, 225 p.

par Francis DELON

Cet ouvrage a fait l’objet, dans The Times Literary Supplement du 20 avril 2012 p. 10, d’une analyse de John Rogister, auteur de Louis XV et le Parlement de Paris, 1737-1755 (1995), Membre Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, Directeur d’Etudes associé à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il a récemment été promu Grand officier dans l’Ordre national du Mérite.

Giovani Jacopo Casanova a fait son retour dans l’actualité avec l’acquisition récente du manuscrit de ses célèbres mémoires, l’Histoire de ma Vie par la Bibliothèque Nationale de France. Ce manuscrit de 3700 pages était passé après la mort de Casanova à Dux, en Bohème, en 1798 à son neveu dont les héritiers le vendirent en 1821 à l’éditeur de Leipzig Friedrich Brockhaus. Celui-ci en publia une première version, largement expurgée, l’année suivante. Dès 1960, pas moins de 500 autres éditions différentes étaient parues, la plupart ayant peu de rapport avec le texte original.

Quant au manuscrit, il demeura dans la maison de la famille Brockhaus à Leipzig. Il survécut au bombardement de la ville et à la destruction de la maison en 1943 car il avait été transporté à bicyclette dans une banque pour être mis à l’abri. En 1945, la famille Brockhaus passa clandestinement à Wiesbaden avec l’aide d’un véhicule de l’armée américaine. En 1960, une nouvelle version en 12 volumes, s’appuyant sur le manuscrit, fut publiée à la fois par Brockhaus et par Plon à Paris. Presqu’un demi-siècle plus tard, en 2007, l’Ambassade d’Allemagne à Paris contacta Bruno Racine, récemment nommé à la tête de la BNF, pour l’informer que le manuscrit pourrait être cédé par ses propriétaires. Une rencontre fut alors organisée en terrain neutre, à l’aéroport de Zurich, où le Comte Douglas, un parent des Brockhaus, lui montra les douze boites contenant le manuscrit original de l’Histoire de ma Vie. Le prix demandé de 7,5 millions d’euros dépassait les possibilités financière de la BNF, mais l’enthousiaste Racine se mit aussitôt en quête de mécènes en sachant que les propriétaires, Hubertus Brockhaus et le Comte Douglas, préfèreraient vendre le manuscrit à la France et étaient disposés à attendre. Dès 2009, un mécène, qui a souhaité demeurer dans l’anonymat, avait été trouvé. Un an plus tard, le manuscrit put être officiellement présenté au Ministre de la Culture.

Les Français n’attendirent pas longtemps pour exploiter leur nouvelle acquisition. L’ouvrage peut ainsi être lu sur le site Gallica de la BNF. Gallimard réalisa une nouvelle édition critique dans la collection de la Pléiade. L’automne dernier, une impressionnante exposition fut organisée à la BNF pour montrer le manuscrit et faire ressortir les multiples facettes de la vie de Casanova et jeter un nouveau regard sur ses idées. Ce volume d’essais superbement illustré a été réalisé à l’occasion de cette exposition pour lequel il servit également de catalogue. 80 pages du manuscrit y sont d’ailleurs reproduites en fac-similé.

L’Histoire de ma Vie est la dernière œuvre de Casanova. C’est le fruit d’un long travail de recherche mais aussi une divulgation des notes qu’il avait conservées sur les évènements, les personnes et les lieux qu’il avait connus. Il appelait d’ailleurs ses notes ses " capitulaires ". Il s’en débarrassait d’ailleurs au fur et à mesure de la rédaction de ses mémoires. Peu d’entre eux ont d’ailleurs survécu à l’achèvement d’une œuvre qui peut être qualifiée, toutes proportions gardées, de Proustienne.

Comme Marie-Laure Prévost le montre dans sa contribution, le but de Casanova était clairement d’écrire une œuvre d’art pour laquelle les " capitulaires " fournissaient les sources, mais il ne les suivait pas nécessairement à la lettre. Casanova prenait ainsi une liberté artistique et les notes révèlent, par exemple, ses tentatives pour énumérer les personnages qu’il avait rencontré comme si ils étaient les acteurs d’une pièce de théâtre. Par ailleurs, anticipant Proust, il se permet de mentionner des noms pour évoquer des souvenirs, des impressions et des sensations. Les noms et les évènements importants étaient ensuite supprimés de ses notes au fur et à mesure de l’élaboration de son récit ; mais certaines furent toutefois supprimées sans avoir été utilisées telles que les références à ses expériences homosexuelles.

Le manuscrit achevé est une œuvre d’art en elle-même. Casanova aimait utiliser du bon papier et sa manière d’écrire, comme son Français, est élégant et son style captivant. L’historien déplorera la perte des " capitulaires ", considérés comme une source plus précise, et utilisera donc l’Histoire de ma Vie avec précaution. Cependant, c’est une source merveilleuse en raison de sa description unique des pouvoirs de Casanova, nés de son insatiable curiosité et de son habileté intuitive. Les exemples de ces traits de sa personnalité abondent. Il note ainsi le gracieux " coup de tête " de Louis XV lorsque le Roi tournait sa tête délicate pour regarder quelqu’un. " On était obligé de l’aimer sur le champ " écrit Casanova. C’était un signe de majesté et, en conclut-il, la raison pour laquelle Madame de Pompadour tomba amoureuse de lui. Une part de la propre séduction de Casanova auprès des femmes reposait sur une analyse judicieuse du moindre détail de leur apparence. Il allait même jusqu’à les conseiller sur leur manière de s’habiller et d’être en adéquation avec sa propre vision du monde. Sa propre apparence était une œuvre d’art. Il ne pourrait n’avoir été qu’un mondain, mais c’était un mondain imaginatif avec du style et du flair.

La musique fut, tout au long de sa vie, la passion de cet homme qui était le fils d’un comédien et d’une danseuse. Il apprit à jouer du violon dans un orchestre vénitien ; une occupation vers laquelle il retournait lorsqu’il était confronté aux revers de la fortune. Il partagea ainsi les chemins chaotiques des musiciens et des compositeurs itinérants qui diffusèrent l’opéra italien de Dresde à Vienne et de Varsovie à Saint-Pétersbourg. Très tôt, à Paris, il avait fréquenté les protecteurs de Jean-Philippe Rameau et de Jean-Joseph de Mondonville. Il expliquait d’ailleurs le rejet des récitatifs italiens par les parisiens par leur méconnaissance de cette langue. En donnant à Jean-Jacques Rousseau des partitions à copier, il joua un rôle modeste dans le développement des échanges entre Venise et Paris. Catherine Massip évoque la possibilité séduisante d’une influence de Casanova sur Lorenzo Da Ponte en 1787-1788 au moment où celui-ci travaillait sur le livret de Don Giovanni. Deux pages de notes de sa main contiennent en effet une version différente de la scène X de l’Acte II où Casanova accentue l’insubordination et les railleries de Leporello. L’Histoire de ma Viene fournit aucun indice car Casanova terminer son récit en 1774.

L’iconographie de Casanova est aussi mystérieuse que l’homme lui-même. Des neuf portraits de lui, seuls deux dessins de son frère et la célèbre gravure de Jan Berka sont généralement considérés d’une ressemblance raisonnable. Nous savons qu’il avait un long nez et des yeux globuleux. La meilleure description demeure celle du Prince de Ligne qui écrivit qu’il était d’une forte constitution avec des yeux malicieux, ajoutant " qu’il aurait pu être un très bel homme s’il n’avait pas été laid ".

Comme cet ouvrage retrace la carrière extraordinaire de Casanova, on est inévitablement frappé par la fébrilité de son existence et on se demande même comment fut écrite l’Histoire de ma Vie. Il était constamment en mouvement avec Venise comme refuge incertain. Après une tentative infructueuse de faire carrière dans l’Eglise, il commença sérieusement à entreprendre ses voyages en 1745 et, au cours des cinquante trois années restantes de sa vie, ceux-ci l’amenèrent dans toute l’Italie puis à Corfou et Constantinople, en Suisse, en France et à Prague, Vienne, Paris, Amsterdam, Londres (où il passa six mois en 1764), puis à Berlin, Saint-Pétersbourg, Moscou et Varsovie. Il devait finalement s’arrêter en Bohème, en 1785, lorsque le Comte Waldstein en fit son bibliothécaire et l’installa dans son château de Dux. L’épisode le plus remarquable de cette vie aventureuse, en dehors de ses rencontres avec les personnages les plus célèbres de son temps et la séduction d’un nombre inimaginable de femmes de toutes classes et de toutes conditions, demeure sa détention et son évasion rocambolesque de la prison de Venise.

Nous devons l’Histoire de ma Vie au médecin de Casanova, O’ Reilly qui lui déclara, en 1789, que le meilleur remède au mal de son temps et à un ennui persistant était d’écrire ses mémoires. Il suivit ses conseils et mena à son terme ce vaste projet en dépit des humiliations qu’il endura à Dux des domestiques de Waldstein lorsque le Comte était absent. Dans une lettre écrite en 1794 à une amie, la Princesse Clary, Casanova écrivit que lorsqu’il ne pouvait pas dormir, il rêvait et quand il était fatigué de rêver, il prenait sa plume pour transcrire sur le papier les symptômes d’une dépression persistante. " Je broye du noir sur papier ". Plus souvent qu’il ne l’a prétendu, il a éliminé ce que sa plume " avait vomi ". " La maudite Révolution Française ", ajoutait il, occupait toutes ses journées.

Casanova demeure, d’une manière toutefois excentrique, une figure quintessentielle de l’Ancien Régime cosmopolite et un produit de sa mobilité sociale. Comme Proust, il laisse un témoignage inestimable sur un ordre social dont il fut témoin de la disparition.