L'Europe sous l'Acacia

Histoire des Franc-maçonneries européennes du XVIII siècle à nos jours. 450 pages. Tome I. Yves Hivert-Messeca. Préface de P.Y. Beaurepaire. Postface de J.A. Ferrer Benimelli. Dervy. 2012. 23 euros.

par Pierre Lachkareff

Voici un travail immense. Il impressionne d’abord par la masse bibliographique donnée d’entrée de jeu. Bibliographie en effet, aucun document de première main n’étant sollicité ; cependant tous les ouvrages cités sont de premier ordre et leurs auteurs bien reconnus. Une des premières satisfactions qu’apporte donc ce livre est de constater que finalement, s’il est encore hélas une littérature maçonnique consternante, les études vraiment intéressantes et sérieuses sont en plus grand nombre qu’on ne le croit et en tout cas en constante augmentation. Ce livre en est d’ailleurs la preuve autant que le témoin. Ce travail impressionne encore- au delà de ses qualités de synthèse et de récit- par la place qui est réservée aux nuances , aux exceptions souvent significatives dont le formidable écheveau maçonnique du XVIIIe siècle est constamment traversé. La tâche était très difficile : elle est réussie, dans la clarté.

L’introduction, solidement appuyée sur l’examen des diverses théorie quant à la naissance de la Maçonnerie, et notamment des plus nouvelles, montre bien la vanité de conclusions tirées d’une genèse qui reste toujours obscure, cette question étant une " quête inachevée " selon la remarque de Roger Dachez dans son ouvrage, " L’Invention de la franc-maçonnerie ". Un chapitre est consacré à la nouvelle donne politico-religieuse de l’Angleterre de l’époque par rapport aux " Old Charges ". " En résumé, écrit l’auteur, l’univers mental des premiers maçons s’inscrivait très majoritairement dans le latitudinarisme anglican et le christianisme raisonnable. ", mais il pose également la question de savoir les rapports possibles entre la nouvelle institution et le Réveil évangélique de certaines sectes dissidentes. Dans ce cadre, les Constitutions d’Anderson donnent le " la " d’une sorte de religion civile ; or les traductions qu’ ‘en donneront les maçons continentaux seront très variables, le fameux " Titre premier concernant Dieu et la religion " étant parfois sérieusement biaisé ; sur le plan réglementaire et organisationnel la Grande Loge de Londres va en revanche influencer très nettement la maçonnerie continentale. L’Ecosse et l’Irlande ne sont évidemment pas oubliées dans ce processus de formation ; l’auteur montre même à quel point, au delà de la possible création directe de loges en France par exemple, l’imaginaire maçonnique continental va s’emparer de l’Ecosse et en faire la terre mythique des trésors maçonniques enfouis, tandis que l’Irlande exilée à Londres va créer avec le phénomène des " Antients ", et ceci bien plus tard, l’un des deux grands courants de la Maçonnerie.

Le franchissement du " Channel " par la Maçonnerie britannique est dû à bien des raisons. Il y a d’abord la formidable supériorité maritime et commerciale de l’Angleterre ; ajoutons-y une " anglomanie " très vive dans les cercles cultivés et la classe aristocratique ainsi que l’apparition de nouvelles formes et valeurs de sociabilité. La greffe peut se faire en gros de deux façons : soit par des initiatives individuelles et collectives, marins, négociants, diplomates, militaires, exilés jacobites, ou bien par initiative aristocratique locale, ou, mieux encore, princière. Le premier schéma vaut en gros pour la France, le second beaucoup plus pour l’Italie, par exemple, ainsi que pour le monde germanique. C’est dire si les " hommes du développement " comme les nomme l’auteur sont nombreux et divers ; aux catégories déjà citées, avec une prime spéciale pour les militaires, on peut ajouter les paléo-touristes, c’est à dire les gentlemen effectuant le fameux " Grand Tour ", ainsi que des artistes et surtout des musiciens en dépit de leur statut ambigu en loge, et enfin d’innombrables aventuriers (une " figure " de ce siècle) dont Cagliostro ou Casanova sont les parfaits exemples. Il peut arriver qu’un événement profane soit l’occasion d’une création maçonnique : ainsi la naissance à Francfort de la loge locale lors de la tenue de la Diète impériale en 1740. Puis viennent les réactions…négatives. L’auteur montre bien ce fait encore trop peu connu que l’anti-maçonnisme commence avec la franc-maçonnerie ; dès son arrivée sur le continent, la maçonnerie suscite un anti-maçonnisme culturel aux raisons variables et parfois curieuses. Aux Province Unies, notamment, on l’accuse d’être une résurrection des partisans de Cromwell ! Les interdictions se font en général peu attendre ; leur liste est impressionnante, mais elles seront généralement de faible durée, sauf en Espagne et au Portugal. N’oublions pas les interdictions pontificales avec des effets divers comme on le verra plus loin.

Les années 1750/1760 marquent un tournant, avec une augmentation très forte du nombre des loges notamment sur le continent et, surtout, l’on voit se dessiner cette " oscillation " (qui deviendra bientôt consubstantielle à la Maçonnerie) entre utopie cosmopolite, remise en cause de la tutelle anglaise, constitution de réseaux libres de loge et nationalisation. " (Page 147). Exemple de système transnational bientôt recentré : la Stricte Observance. Un large chapitre est consacré au sort de la Maçonnerie dans les monarchies catholico- absolutistes. Les situations, là encore sont très différentes. Passons sur la France où il est bien connu que le gallicanisme fut une protection très efficace contre les interdictions pontificales ; le cas de l’Autriche est assez voisin surtout dans le dernier tiers du siècle, où se développa un mouvement général, plutôt anticlérical, de tolérance, notamment sous l’influence de Joseph II. Cependant, les loges y étaient assez " académisées " et contingentées sauf aux Pays Bas autrichiens. En Italie, la situation est éminemment variable selon les Etats, et aussi selon les hésitations et remises en cause du catholicisme péninsulaire de l’époque. A Venise, la surveillance est tatillonne, en Toscane, on accepte, puis on sanctionne, ou alors, comme dans le royaume des Deux Sicile, la Maçonnerie devient un enjeu entre les intérêts autrichiens et les autres, une pétaudière qui pourrait s’expliquer aussi par la présence de nombreux étrangers en loge et de leurs menées secrètes supposées. Un cas particulier et intéressant en Savoie : selon l’auteur, le caractère intériorisé et jansénisant du catholicisme des élites du royaume ainsi qu’une certaine appétence pour l’esprit dit chevaleresque va favoriser un climat de sérieux mystique dont Joseph de Maistre offre un bon exemple. L’Espagne est et restera, en revanche, la contrée " latomophage " par excellence.

Il y a à partir de 1750 deux grandes nations maçonniques : Royaume Uni et France. Parallèlement, ces deux nations vont connaître, en même temps que leurs premières dissensions maçonniques importantes, le phénomène de formation des obédiences. En France, c’est le moment des aventures mouvementées de la première Grande Loge, avec les querelles Paris-Provinces, puis les premières dissidences " écossaises " face aux prétentions du Grand Orient et les accords plus ou moins sincères avec d’autres " puissances " comme la réforme Willermozienne. En Angleterre, c’est, bien sur, la querelle des " Anciens " et des " Modernes " qui franchira le siècle et la création de deux Grandes Loges rivales. En Allemagne protestante, la franc-maçonnerie se nationalise progressivement. En Prusse, elle va même devenir un facteur important dans l’expansion de cette nation ; cependant, comme nous le disions au début de cet article, l’auteur donne à voir toutes une série de spécificités, d’exceptions, dans un monde germanique où la Maçonnerie fut sans doute plus qu’ailleurs encore une éponge socioculturelle où fusionnaient et foisonnaient les problématiques culturelles religieuses et philosophiques du moment. En Russie, la Maçonnerie prend toute sa place dans le remarquable essor culturel du pays, auquel elle se sent tout de suite très liée. Les origines et les influences étant variées, la Maçonnerie russe balancera toujours entre mysticisme et rationalisme. A noter que l’introduction du Rectifié suscitera un grand enthousiasme. Hélas, Catherine II, qui associait volontiers le mysticisme au charlatanisme et voyait dans les loges la main de la Prusse et de la Suède, leur était fort hostile. En 1797, malgré la sympathie de Paul I, elles éteignirent leurs feux.

Peut-on donner les clefs du succès vers 1770/1780 de cette institution, la seule européenne avec l’Eglise catholique, rappelle l’auteur, et qui dispose en plus d’un espace géographique plus étendu ? Ces clefs sont, là encore, multiples. Dans la forme, d’abord : " Un Ordre unique " invisibilis " mais des structures contingentes. " Une légèreté institutionnelle qui rappelle sa naissance en milieu protestant. Ensuite que le voyage soit un fait du siècle, un de ses principaux marqueurs aidé qu’il est par certains progrès dans les moyens de transport ; enfin l’essor prodigieux de la communication épistolaire qui fait circuler patentes catéchismes, rituels, diplômes, etc. , sans oublier…la Presse ! La Maçonnerie s’inscrit également tout naturellement dans l’émergence des nouvelles formes de convivialité comme les académies, les salons, les clubs ou les cafés, qu’elle recoupe parfois mais non significativement. Mais la raison principale, elle même mère de ces raisons secondaires, ne serait-elle pas la nouvelle donne dans la civilisation créée par ce que Paul Hazard inscrivait en titre de son célèbre ouvrage : " La crise de la conscience européenne ", crise dont les dates correspondent sensiblement (1680-1715) à l’émergence même de la Maçonnerie ? Un thème développé ici avec bonheur. Enfin, d’un point de vue politique, la Maçonnerie s’inscrit à la fois dans le processus de démocratisation et dans la problématique du Prince éclairé. Voir à ce sujet ce qui se passe autour de la figure du Grand Fréderic et qui atteindra jusqu’au mythe !

"Quoi qu’il en fut, écrit l’auteur, la franc-maçonnerie ne saurait être assimilée ni aux Lumières, ni à la Raison, ni à la liberté, ni à l’égalité, ni aux combats pour la tolérance, tant il exista d’attitudes divergentes contradictoire et opposées chez les francs-maçons. " Ceux ci sont d’ailleurs très perplexes quand à la nature même de leur institution ; de là le grand nombre de ces " convents " qui chercheront dans le dernier tiers du siècle a apporter des réponses, lesquelles, là encore, seront orientées vers tous les points du cercle. A la charnière de la liberté moderne et des libertés d’ancien régime, la maçonnerie a du mal a apporter une réponse claire à cette question et ne songe même pas la plupart du temps à en envisager une. A vrai dire, la majorité des maçons s’occupent peu de philosophie. De même, l’Egalité, idéal chéri, est réservée à la loge. Toutefois, le rappel de l’égalité mythique de l’Age d’Or et l’insistance sur une certaine morale civique sont toujours bien présents. La fraternité est avant tout réservée aux frères. Quant à la tolérance, elle a, selon les cultures, soit l’aspect d’un laboratoire (qui est la loge) de concorde civile, soit elle tend à ressusciter les pratiques supposées d’un christianisme à la fois primitif et ésotérique. Cela sera particulièrement vrai en Russie ou dans l’espace germanophone.

Un très large chapitre est consacré à l’Ecossisme, aux hauts grades et à toutes les déclinaisons de la " philosophia hermetica ". Après avoir rappelé la polysémie du terme " écossais " l’auteur montre à quel point cet Ecossisme se voulut partout comme un élitisme avec notamment les enjeux de pouvoir y afférents. Il montre toutes les difficultés que l’on a à analyser correctement cette floraison des grades post-magistraux, la différence des cultures et des points de vue faisant que les intitulés de grades identiques ou proches peuvent recouvrir des thématiques distinctes. Inversement, des grades aux contenus voisins peuvent être nommés de façons différentes. Quant à l’ésotérisme, (l’adjectif apparaît en 1742 sous la plume de La Tierce), l’auteur indique : " On retrouvera dans l’Art royal, à dose variable, changeantes selon les climats et les époques, interprétées de diverses manières selon les maçons, les quatre caractéristiques fondamentales de l’ésotérisme, repérées par Antoine Faivre. " Les exemples proposés et leur analyse effectuée au sein de chaque culture sont parmi les pages les plus intéressantes et les plus éclairantes de ce livre. En conclusion on ne peut faire mieux que de citer l’auteur : Même si la franc-maçonnerie apporta son parfum, sa palette, son esprit au XVIIIe siècle, elle ne fit pas le siècle. On peut dire que l’Art royal fut le produit de son siècle. (…) Cependant, il ne faudrait surtout pas négliger le rôle politique, culturel, scientifique, social et/ou économique des milliers d’aristocrates, clercs, bourgeois, politiques, militaires, intellectuels, artistes, négociants ou employés qui manièrent la truelle. Au XVIIIe siècle et sans doute plus tard, la franc-maçonnerie fut à la fois un lieu d’expression, un point d’observation et un miroir des structures et des pratiques de la sociabilité élitaire. Fille de son siècle et amante de son temps, le XVIIIe siècle fut son âge d’or. " Cet ouvrage remarquable montre de nouveau à quel point il est impossible de séparer l’histoire de la Maçonnerie de l’Histoire générale. Il permettra aux maçons de mieux comprendre les maçonneries et la mentalité des frères des autres pays et il servira utilement à tout profane cultivé désireux d’aller au delà des légendes sempiternellement ressassées. Un regret cependant : l’index, bien maigre, n’est pas du tout à la hauteur du reste de l’ouvrage : soyons certains que les prochains tomes répareront cela.