Le Diable à Cerisiers
par Jean-Luc Dauphin,
Les Amis du Vieux Villeneuve, 2012, 103 p., 8€
7, faubourg Saint-Laurent 89500 Villeneuve-sur-Yonne. http://www.villeneuvesuryonne.com
par Thierry Boudignon
Quel plaisir de découvrir ce petit livre (par la quantité mais non par la qualité) ! Tout y est : le style littéraire, qui est bien en adéquation avec l’époque qu’il décrit et évoque le Pierre Mac Orlan de L’Ancre de Miséricorde, et l’érudition. L’auteur, fin connaisseur du terroir icaunais ainsi que d’autres ouvrages le prouvent, réussit ce tour de force de donner un texte à la fois savant et très agréable qui est une évocation d’une France oubliée (celle de la fin de l’Ancien régime à la fois si proche de nous et si lointaine par l’évolution des mentalités et qui intéressera la franc-maçonnerie puisque ce fut son siècle de fondation) doublée d’une intrigue bien menée. Il réussit également à faire de ce récit que l’on peut qualifier de régionaliste, une histoire à portée universelle qui, sans conteste, peut parler à tous y compris aux francs-maçons (quoiqu'il n'y soit pas question de Maçonnerie). Enfin, et pour tout dire, il nous donne non seulement l’eau à la bouche (et pas seulement par les recettes culinaires d’époque données en annexe) mais aussi le goût et l’envie de lire.
L’ouvrage s’inscrit dans une collection (il est le deuxième) " Histoire en histoires " éditée par Les Amis du Vieux Villeneuve dont le siège y est précisément.
C’est le héros lui-même, un jeune homme plein de vigueur et d’enthousiasme à l’image de son temps, qui raconte l’histoire. Nous sommes à Cerisiers entre Sens et Joigny au milieu de la forêt d’Othe, à la vieille de la Révolution. Bien que le narrateur est censé écrire longtemps après les faits, en 1832, l’auteur (qui aurait donc pu se le permettre) ne tombe pas dans le piège de l’anachronisme qui consiste à lire les évènements de la fin du règne de Louis XVI à la lumière de ceux de 1793. En 1787 beaucoup veulent des réformes pour " la prospérité du royaume " et personne n’imagine que la révolution va arriver, cette révolution " que tout semblait annoncer, et que personne cependant ne prévoyait " selon le mot de Louis Philippe comte de Ségur. Et Jean-Luc Dauphin a le talent de nous faire toucher du doigt (si l’on peut dire) cette France d’avant la Révolution, optimiste, confiante dans la perspective des réformes et du progrès économique et social, où le roi n’avait sans doute jamais été aussi populaire. Il nous montre aussi un XVIIIe siècle contrasté et le rôle d’un certain clergé qui avait ouvert nombre de jeunes esprits au courant des idées nouvelles.
La première réforme, et la plus urgente, est de parvenir à une meilleure justice fiscale. Pour y procéder, chose peu connue, c’est à cette époque que sont créés les premiers départements (cette division administrative qu’on attribue souvent à la Révolution). La généralité de Paris est divisée en 12 départements dont celui de Sens et Nogent-sur-Seine où se déroule l’action et le jeune Jean-Baptiste Gautier est chargé de participer à la mise en place de cette nouvelle administration en procédant, dans les villages du dit département, à un dénombrement de la population, un inventaire des terres, des édifices communaux, des revenus et de la répartition des impôts. C’est ainsi que le héros arrive à Cerisiers.
Ce qu’il y trouve est bien différent de ce qu’il attendait : le voilà plongé, sans crier gare, au beau milieu d’une histoire de sorcellerie, de diablerie (en fait un vrai problème de société). Si la mort, et notamment celle des jeunes enfants, fait encore partie du quotidien, comme le montre l’auteur, les morts exceptionnelles sont toujours l’objet (en plein siècle des Lumières) " d’explications " irrationnelles, de préjugés, de croyances ancestrales qui tiennent lieu d’analyses politiques et rendent compte des souffrances du peuple. Or voici qu’un enfant vient d’être " dévoré ". Jean-Baptiste Gautier cherche à comprendre, il entre dans la vie du village de Cerisiers et de ses environs, les archives parlent (tant il est vrai que l’auteur s’y entend en la matière cf. les sources bibliographiques citées à la fin de l’ouvrage) et il découvre le monde bien étrange des charbonniers, ces ouvriers de la forêt qui vivaient, à l’écart des villages, dans des loges.
Mais le monde de la Raison réussira-t-il à lutter contre la peur, l’obscurantisme, la violence et découvrir quelle est cette " bête " diabolique et malfaisante de Cerisiers qui cause tant de malheurs ? Pour le savoir, laissez-vous entraîner (ou guider) par Jean-Luc Dauphin dans cette passionnante histoire et vous passerez du " vent glacé " qui ouvre le récit au " soleil pâle commençant à percer les nuages " qui le clôt, comme une sorte d'initiation.
C’est peu dire que nous attendons avec impatience le deuxième épisode : Dernier chapitre à Villeneuve-le-Roi.