Le Rite en 33 grades.

De Frederick Dalcho à Charles Riandey. Par Alain Bernheim. DERVY. Septembre 2011. 696 pages. 24,50 euros.

par Pierre Lachkareff

La couverture austère du livre, cette aigle grisâtre, bien éloignée du volatile habituel, sans l'apparat multicolore et les flots de lambrequins qui l'accompagnent, ce titre : " Le rite en 33 grades " qui n'est pas fait pour plaire à bien du monde, l'exergue : " Pour enterrer la vérité, il manque toujours une pelletée de terre " (proverbe anglais cité par Jean Cocteau), tout cela annonce un bien redoutable ouvrage... On pourrait dire qu'il l'est tant la masse de références extrêmement précises qu'il brasse, l'incroyable érudition qui s'en dégage a de quoi intimider. Ce livre, il est vrai, " ne se lit pas en sifflant ". Son premier intérêt n'est-il pas d'ailleurs d'être un de ces ouvrages de référence où l'on va puiser dès lors qu'on est à la recherche d'une information aussi rare qu'exacte? Mais ce n'est pas seulement cela. Qui a le courage d'affronter ces pages y trouvera souvent matière à réflexion et à méditation. En tant qu'historien critique, Alain Bernheim rend ici un grand service à tous ceux d'entre les maçons qui essaient de réfléchir autrement que par idées toutes faites ou reçues. Le résultat de ses recherches n'est pas toujours agréable car sous la légende glorieuse et notamment celle des " grandes figures ", il se cache beaucoup de compromis, voire de compromissions et d'incompréhensions où la maçonnerie proprement dite n'a pas grand chose à voir et où les " égo " se donnent à fond et sans mesure...

Alain Bernheim a choisi d'analyser sept " moments " de l'histoire du rite en 33 grades, depuis la genèse aux Etats-Unis de ce qui deviendra le Rite Ecossais Ancien et Accepté jusqu'à la crise ouverte en 1964 au sein du Suprême Conseil de France. Chacun de ces moments, dont certains très peu connus comme par exemple la conférence dite de Montebello au Québec en 1954, sont des épisodes plutôt conflictuels. Mais de quoi ces conflits sont-ils les révélateurs?

Cela n'est sans doute pas pour rien que l'auteur commence l'ouvrage par ce qui est arrivé au troisième étage de la rue Puteaux voilà quarante sept ans. On pourrait dire qu'il s'agit de sa part d'une sorte de démonstration. Car comme le dit l'auteur, mais comme tout maçon qui cherche à savoir le vrai peut le constater, on a jamais autant, à cette occasion, tordu les faits et manipulé les consciences. L'auteur commence par une étude critique de la personnalité et des opinions du principal acteur de l'évènement, Charles Riandey, alors Souverain grand Commandeur, sans laquelle en effet, on ne comprendrait pas ce qui s'est passé. Car cette personnalité est surprenante. Passons sur le fait de découvrir un Rianday assurant en 1942 les autorité de Vichy de son ardeur passée à lutter contre " l'envahissement de la franc-maçonnerie par les juifs " et de le voir déporté à Buchenwald en 1944 pour d'authentiques faits de Résistance datant d'avril 43 : il n'est pas le seul dans son cas, non pas tant parmi les maçons que parmi une certaine frange de la Résistance. Plus significatif et plus insensé est le projet, (pages 29 et 30) ou l'on voit Riandey en proie, si je résume bien ce qui ressort de la lecture, à une sorte de rêverie para guénonienne, prônant l'abandon du recrutement des futurs gradés écossais au sein des loges bleues et la création de trois grades " écossais " pour remplacer celles-ci, lesquels recruteraient directement dans le monde profane de façon à former une élite spirituelle supérieure et qui, à partir du Rite Ecossais (sic) pourrait alors négocier avec les religions l'instauration d'un gouvernement universel confié à une autorité spirituelle transcendante! On apprend également le rôle joué par certains illustres frères tels Willem Hofman, Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de Hollande ou George Bushnell, passé SGC de la Juridiction Nord des Etats Unis qui furent les tentateurs de Riandey et les facilitateurs de ses menées. On y a au passage la preuve d'une fiction, celle de la séparation absolue entre hauts grades et grandes loges, ainsi que celle de l'instrumentalisation de ces dernières au service de thèses et d'ambitions très personnelles. On reste d'ailleurs perplexe devant la désinvolture, voire le mépris avec lesquels est traitée la piétaille des loges bleues. Tout cela ne pouvait se faire qu'à l'aide ce qu'on pourrait appeler pour rester courtois de la désinformation, soit directe, soit provenant de l'omission de certains faits ou de leur déformation comme par exemple la fausse nouvelle d'une fusion Grand Orient Grande Loge de France pour en faire accroire à nos frères américains. En bref, beaucoup d'efforts peu sains pour aboutir à cette chose assez triste : le SGC du deuxième Suprême Conseil du Monde se faisant ré initier dans les 33 grades en Hollande! Précisons que toute cette histoire est fondée sur des textes tous consultables et qu'elle est quasiment racontée au jour le jour. Mais au delà de l'anecdote, on ne peut s'empêcher de penser à ce qui se passait à l'époque dans le monde profane dans l'ordre spirituel ou politique. Ainsi, n'oublions pas, par exemple le très grand grand bouleversement que connaissait alors l'église catholique avec le concile Vatican II et ce qu'il générait d'espoir mais aussi d'inquiétude. N'oublions pas non plus que l'un des pics les plus aigus de la guerre froide et ses conséquence dans les affrontements idéologiques au sein des sociétés occidentales a lieu durant ces années là. Cette " aventure Riandey " bénéficiait, peut-on penser, d'un contexte plutôt favorable.

Cette prégnance de l'histoire générale et des cultures particulières est plus ou moins évidente selon les périodes considérées, mais elle est toujours présente. Une démonstration particulièrement impressionnante nous en est donnée par la conférence dite de Montebello qui s'est tenue au Canada dix ans avant les évènements français. Cette réunion ne rassemblait que des SC anglo-saxons (Angleterre/Galles, Ecosse, Irlande, Canada, Juridictions Nord et Sud des Etats Unis).Pourtant une rupture a bel et bien failli se produire. Cette conférence est très peu connue, quasiment jamais évoquée par les historiens. Or ses procès verbaux (comme certaines omissions d'ailleurs) sont très intéressants. On y voit ces Suprêmes Conseils faire part de leurs spécificités. Ainsi la Juridiction Sud indique qu'elle utilise des rituels basés sur les principes sur lesquels sont fondées la Déclaration d'Indépendance, la Constitution des Etats Unis et " l'American way of life " qui incluent naturellement la séparation complète de l'Eglise et de l'Etat. Pour la Juridiction Nord, Bushnell, que nous retrouvons ici, préfère faire rire les congressistes en insistant sur le caractère théâtral des rites dans sa juridiction et semble carrément ironiser sur à la fois la " grande philosophie d'Albert Pike " et " le coeur du Rite Ecossais préservé par vous, Frères des îles britanniques ". Les SC britanniques font bloc et d'entrée de jeu font cette déclaration très particulière : " Parce que notre Rite Ecossais Ancien et Accepté commence avec le 18°, nous n'autorisons personne à faire partie de l'Ordre s'il ne professe pas la foi chrétienne trinitaire. Nous estimons qu'il ne saurait y avoir de compromission en ce qui concerne cette conviction chrétienne mais une totale reconnaissance de notre profession de foi chrétienne. " (…) Le Rite Ancien et Accepté, a nos yeux est un haut grade et il ne doit pas être abaissé au niveau de la franc-maçonnerie universelle laquelle est dirigée par la maçonnerie symbolique, le Royal Arch, la Marque et d'autres grades similaires. " On a le vertige devant le gouffre ouvert entre cette conception de la maçonnerie et d'autres! Les mots eux-mêmes n'ont pas le même sens... Toujours est il que le SC canadien, s'alignant complètement sur les thèses britanniques, demande à propos de la question de la reconnaissance des SC d'adopter les règles de 1929 de la GLUA. C'est à ce moment, (mais y a-t-il un rapport quelconque?) que Bushnell intervient pour qu'on aborde la question du " communisme ", suscitant un certain trouble. D'ailleurs les échanges à ce propos ne seront qu'en " off " comme on dirait maintenant. Interférence hors de propos et totalement incongrue, ou autre chose? Nous n'en saurons sans doute jamais rien, mais cela donne une idée de ce que pouvait être l'atmosphère des débats. Cette parenthèse fermée, on assiste alors à une virulente réaction de T. J. Harkins SGC de la Juridiction Sud. Elle vaut d'être lue, notamment sa défense des frères d'Amérique latine travaillant dans des pays dominés par l'Eglise catholique et surtout par sa définition du rôle du Christ tel qu'il est donné dans les rituels de la Juridiction Sud. Face à une position britannique inébranlable, il n'hésite pas à user de logique et à mettre les frères britanniques devant certaines contradictions que ceux-ci apparemment ne perçoivent pas. Les arguments présentés comme éléments de réponse par le Grand Chancelier anglais Loyd sont quelque peu biaisés par une utilisation peu claire, ose-t-on dire, des documents de reconnaissance du SC anglais par le SC de la Juridiction Nord. Il y a aussi de bizarres moments ou la représentation britannique feint de croire que les maçons de la Juridiction Sud prêtent allégeance à la Constitution des Etats Unis et quelques comparaisons étranges(page 474) entre religion et profession profane qui éclairent beaucoup sur les conceptions britanniques des " dénominations ".

Si l'on avance que le diable est dans les détails, ce livre en est peut être la démonstration. Mais, plus sérieusement, au delà d'un aspect rébarbatif, il montre à quel point un minutieux travail historique transcende l'érudition, en fait non seulement un outil efficace de compréhension de la maçonnerie, mais encore aide à discerner dans le processus initiatique ce qui est essentiel de ce qui est accessoire. Ajoutons qu'il comporte des dizaines de pages de documents, une vaste bibliographie, un index et une fort utile chronologie.