Ramsay et ses deux discours

Par Alain Bernheim. Editions Télètes. Janvier 2012. 96 pages. 18 euros.

par Pierre Lachkareff

S’attaquer à Ramsay et à son célèbre "discours", c’est s’attaquer à l’un des mythes les plus éruptifs de la franc-maçonnerie. S’il est vrai que le discours constitue un fait incontestablement capital dans l’histoire de la Maçonnerie il est aussi vrai que, sans beaucoup d’examen, il a servi à alimenter un certain nombre de points de vue sur l’Ordre qui parfois témoignent avant tout des désirs- aussi bien intentionnés soient-ils- de ses modernes exégètes et commentateurs.

Quant à l’homme, c’est plus compliqué encore. Situé politiquement et historiquement entre deux dynasties, socialement entre deux classes, civilement entre trois nations, religieusement dans une confession soit puissante dans une nation, soit persécutée dans l’autre, subitement placé dans la lumière d’un succès littéraire, mais talent nourri par et dans l’ombre d’un grand homme lui même contesté, Ramsay, l’insaisissable a pu nourrir bien des fantasmes.

Le livre d’Alain Bernheim nous offre en quelque sorte les pièces du dossier. Et de la manière qu’on lui connaît, c’est à dire en n’oubliant aucune occurrence documentaire. Après une brève biographie et un rappel des débuts de la maçonnerie française on en vient au discours proprement dit, ou plutôt " aux discours ". Car il y en a deux, et même si l’on veut plus que deux. L’auteur rappelle la découverte que fit Pierre Chevallier à Epernay de la version manuscrite du discours d’après les indications d’Albert Lantoine et dont il donna en 1964 quelques extraits dans " Les Ducs sous l’Acacia ". Cependant, jamais, et même par Lantoine, ce document n’a été sérieusement examiné. Ce sont les versions imprimées plus tardives qui ont nourri la plupart des commentaires. C’était donc un document à redécouvrir et surtout à mettre en perspective en le comparant avant toute chose à ses avatars manuscrits et imprimés sans oublier de chercher et mentionner les sources primitives ayant inspiré son auteur. Il en est d’intéressantes et qui ne sont pas dues uniquement à son maître Fénelon ou à la littérature maçonnique de l’époque. Ainsi voit on apparaître sous sa plume " une idée nouvelle et remarquable " comme le dit l’auteur, c’est à dire " l’invention " de l’Evangile de Jean dans les fondations du Temple de Salomon. Mais il la doit à "L’Histoire Ecclésiastique " de Fleury, lequel l’avait péché dans un texte du IXe siècle. Alain Bernheim a mis en parallèle quatre textes : le manuscrit proprement dit portant la date du 26 décembre 1736, la lettre de Ramsay à Caumont du 16 avril 1737, la lettre de M. de V*** de 1744 et enfin la version de 1745 de La Tierce. Et, en effet, les différences, les retraits ou oublis, ou ajouts dessinent des perspectives sensiblement différentes. Cette façon de présenter le " discours "a un double intérêt : celui de le recentrer sur la personne même de son auteur et de montrer à quel point en ces débuts de " construction " de la franc-maçonnerie, les contingences politiques et religieuses pèsent d’un poids tout à fait considérable. L’auteur lance quelques pistes, avance quelques hypothèses ou questions, et notamment de savoir si le jacobitisme passionné de Ramsay ne l’aurait pas fait user d’un double langage, coincé qu’il était entre un Derwentwater et un cardinal Fleury, en télescopant une période légendaire et des faits bien plus récents… Au passage sont balayées quelques légendes faisant de Ramsay le Deus ex machina de la création des hauts grades.

Cette publication devrait rester comme un livre de référence pour qui veut étudier Ramsay et son œuvre, une bibliographie très complète ajoutant à son intérêt propre. C’est enfin une introduction plutôt fascinante à l’étude forcément complexe des liens entre une institution naissante et les personnalités qui ont concouru à son édification, ou comme le dit quelqu’un que nous connaissons bien ici à sa " construction ". Il n’est pas sur, ainsi, que ce soit ce que ces personnalités aient fait qui soit à relever, mais bien peut être ce qu’elles n’ont pas pu ou voulu faire, le cas de Ramsay restant d’école.