Le rite français

Hervé Vigier. Tome III ; La lettre et l’esprit de la synthèse des grades symboliques. Apprenti, Compagnon, Maître Maçon. Editions Télètes. 324 pages. 34 euros.

par Pierre Lachkareff

Ce livre s’inscrit dans le cadre d’une collection dont le titre est assez explicite : " Défense et illustration de la Maçonnerie Française ". Son sous titre, un peu compliqué, est à l’image du contenu, intéressant, foisonnant, au risque parfois d’une certaine confusion au moins apparente. C’est aussi un livre de passion, ce qui en double l’intérêt, car, entre les lignes et même un peu plus, il dit pas mal de choses sur l’état spirituel et intellectuel de la maçonnerie en France (et en Belgique). Dès l’avant propos le livre se veut œuvre œcuménique rassemblant et louangeant dans sa dédicace " le travail inlassable de recherche des frères de la LNF ", " l’esprit d’ouverture des Amis de Roger Girard ", " l’esprit d’authenticité du Suprême Conseil du Rite Moderne pour le Brésil ", et bien d’autres encore ! La préface de Jean van Wyn, au titre éloquent ; " Par delà ", insiste beaucoup sur une " troisième voie " maçonnique qui serait selon lui, et c’est là qu’il se rencontre avec l’auteur, l’avenir de la maçonnerie. Ces deux frères aux parcours différents, voire opposés semblent avoir vécu douloureusement chacun de leur côté certaines dérives obédientielles, et souffert de ce que Jean van Wyn appelle des " directives maisons ". Il s’agit, (mais est-ce bien nouveau ?) de revenir " à la tradition de nos racines andersoniennes " ce que Jean van Wyn traduit ainsi : "Soyons réguliers au sens original du terme, c’est à dire fidèles à une règle librement consentie, mais respectueux de la Règle de nos Frères, épris, eux aussi, de liberté. Réguliers mais libéraux. Un élan onirique souffle en ce moment parmi ceux qui ne veulent plus des oukases des administrations maçonniques du XIXe siècle."

D’ailleurs, chaque chapitre ne s’ouvre-t-il pas sur une citation tirée du célèbre ouvrage de Marius Lepage, " L’Ordre et les obédiences " ? Le premier chapitre intitulé " Les leçons de l’Histoire ", se veut une illustration du bien fondé du projet soutenu par l’auteur qui y pointe les " dérapages " successifs de la première maçonnerie anglaise. On aimerait un peu plus de développement et de précisions sur les sources utilisées, notamment sur le " dérapage " de 1739, et sur une certaine captation aristocratique des loges. Il est aussi curieux de voir un défenseur du rite Français, c’est à dire en fait du rite " Moderne " faire l’éloge sous le titre " Des Loges indépendantes décident de s’unir pour contrer les entorses à la tradition " de la Grande Loge des Anciens ! Cela dit, il est vrai que ce qui séparait " Anciens " et " Modernes " tenait plus à des différences de statut social qu’à des questions rituelles (on n’ose même pas dire doctrinales) comme de récentes recherches l’ont montré ; cela irait donc bien dans le sens des revendications " démocratiques " de l’auteur. Enfin, page 23, l’auteur écrit à propos des loges de la période " Clermont : " Démarche d’un Esprit unificateur qui dépasse chaque rouage et chaque volonté, pour affirmer la primauté de la science inspirée sur les rouages mécaniques et rigoristes des lois. Don d’un grand siècle auquel l’Histoire rendit hommage en lui donnant pour nom celui du siècle des lumières." N’est-ce pas là, sinon inverser les choses, du moins prêter aux frères de l’époque un projet auquel nombre d’entre eux ne songeaient pas

Viennent ensuite toute une série " d’éléments de réflexion " destinés à former ce que l’on pourrait appeler un " cadre de projet initiatique ". Il nous paraît intéressant d’en donner des extraits significatifs. Ainsi : " La première étape sera donc de redonner vie aux débris épars du passé, en créant la matrice capable de leur rendre une ame, et de s’insérer dans le mouvement de parachèvement de la création, par lequel le Créateur invite tout homme à le rejoindre. Cette étape s’appelle la Constitution d’une Loge. Elle ne peut qu’être Libre, si elle ne veut pas être mort-née à la vie initiatique (…). Plus loin : " Ce sont en effet des Loges qui sont à l’origine de la Maçonnerie initiatique. Elles ne devaient rien à personne, si ce n’est à leurs fondateurs qui avaient décidé de se réunir et de demander au Créateur de les éclairer dans leur quête spirituelle. Une Loge est une assemblée qui répond aux paroles de l’Evangile : " Que deux ou trois soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux. "

Faut il, selon l’auteur, invoquer par la prière un Grand Architecte ? Sans doute pas à l’ouverture des travaux, mais, il paraît indispensable de faire appel à son aide lors de la prestation de serment du récipiendaire ; Cependant tout un catalogue d’invocations diverses sont proposées, avec toujours hélas de l’imprécision quant à la source ; par exemple : " Prière en usage chez les premiers Maçons chrétiens " ( ?) Suit une étude sur le sujet par Jean van Wyn où les références sont si larges qu’elles aboutissent à une sorte de religion maçonnique naturelle ainsi définie : " Dans l’esprit des Maçons du XVIIIe siècle, la Maçonnerie constitue un sanctuaire où sont conservées "des connaissances rares et précieuses".

"Elles Permettent de sortir des querelles, voire des guerres, de religion ; de retrouver une tradition orale millénaire qui ramène à un culte primitif, hérité des temps où l’homme était en relation directe avec la nature et le créateur".

La plus grande partie du volume est une sorte de " mode d’emploi " très complet pour la formation d’une loge avec allumage des feux, cérémonie de consécration, règlement intérieur en 12 points, discours d’orateurs du XVIIIe siècle etc. Viennent ensuite l’ouverture et la fermeture des travaux aux trois degrés symboliques et les rituels de réception, de passage et d’élévation, ainsi que les travaux de table, le tout calqué sur la synthèse opérée par le Grand orient de France en août 1785. A noter deux emprunts de taille au Rite Français Traditionnel : l’allumage des chandelles et, à l’identique, le texte lu lors de la chaîne d’union.

Dans sa conclusion l’auteur convoque quatre personnages symbolique de la démarche : le moine médiéval passant du carré du cloître au cercle du Ciel, le chrétien de la Réforme, avec sa nouvelle approche de l’écriture et le dialogue directe Créateur/créature, l’homme des Lumières avec sa recherche du bonheur terrestre et de la religion primitive, enfin le Chevalier et sa quête personnelle faite d’erreurs parfois, mais d’aventure, de bravoure et d’héroïsme. On ne s’étonnera pas que soit dénoncé le dogmatisme des églises, la catholique romaine surtout et que l’accent soit mis sur les Esséniens, et la transmission d’une doctrine ésotérique " primordiale " par leur intermédiaire au sein des communautés du christianisme primitif.

Méfiance envers les institutions, qu’il s’agisse des obédiences ou des églises, un certain romantisme de l’initiation, une volonté affirmée de se rattacher à la tradition, tout en prônant sans le dire tout à fait un latitudinarisme assez moderne, une appétence pour un ésotérisme pas très bien défini, enfin une pratique sérieuse des rituels et une générosité intellectuelle et spirituelle réelle, voilà ce qui ressort de la lecture de ce livre. Bien des maçons actuels y reconnaîtront la légitimité de leur désir.

Les éditions Télètes viennent également de publier trois volumes en fac-similé qui sont des témoignages très intéressants des idées de la fin du XIXe siècle et du début du XXe à propos de la franc-maçonnerie et du travail initiatique.

Il s’agit de : "Le travail sur la pierre brute" d’Armand Bédarride, avec une introduction d’Oswald Wirth ; du même Bédarride "règle et compas" ; enfin, de Papus, "Ce que doit savoir un Maître Maçon".