Les deux plus anciens manuscrits des grades symboliques de la franc-maçonnerie française

Par Alain Bernheim (Dervy 2013)

par Paul Paoloni

Comme l’annonce son titre, voici un ouvrage d’érudition sur la forme et le contenu des documents maçonniques rituels dans la première moitié du XVIIIe s, tant d’ailleurs en France que dans les Iles britanniques.

L’auteur entame son propos en précisant ce qu’on doit entendre par les mots "catéchisme", "divulgation" et "rituel" dans un contexte maçonnique, et comment ces notions ont pu évoluer depuis l’apparition à Londres en 1723 du mot " Catéchisme ". Il le poursuit en évoquant la parution en 1943 d’un ouvrage capital intitulé Early Masonic Catechisms en Angleterre, dans lequel, trois auteurs de l’école maçonnique anglaise de recherche historique documentaire, Knoop, Jones et Hamer, ont soigneusement transcrit tous les documents maçonniques rituels – soit manuscrits soit publiés en Angleterre, Ecosse et Irlande, connus alors (une deuxième édition augmentée a paru en 1963), dont la date ou la datation n’était pas postérieure à 1750 : vingt textes auxquels peuvent être joints cinq textes supplémentaires. Il rappelle la création à Londres en 1884 de la Loge Quatuor Coronati n°2076 dont les compte rendus sont publiés depuis 1886 dans la revue annuelle Ars Quatuor Coronatorum. Il souligne le caractère incertain de la datation des manuscrits (au nombre de dix de 1696 à 1750, dont six antérieurs aux premières publications), et combien il est délicat, dans ces conditions, de tirer des conclusions pertinentes sur l’évolution historique des rituels maçonniques.

Et ce d’autant plus que vers la fin de la période considérée, à partir de 1737, commencent à paraître en France des publications s’affichant comme des " divulgations " (une quinzaine entre 1737 et 1751, émanant de maçons parjures, ou de profanes frauduleux) et dont l’auteur s’attache longuement à montrer l’influence qu’elles ont pu avoir à cette époque des débuts sur les pratiques tant française que britannique, jusqu’à ce qu’à nouveau, paraissent en Angleterre, Ecosse et Irlande à partir de 1760 de nouvelles divulgations, dont certaines reprirent de grandes portions de textes des divulgations françaises (Jachin & Boaz 1762 ou Mahhabone édition de 1777), d’autres ne furent que la traduction anglaise intégrale d’ouvrages français (L’Ordre des F. M. Trahi 1745 devenu A Master–Key to Freemasonry en 1760), comme d’autres publiées en langue française à Londres auraient été en fait le reflet pur et simple des pratiques anglaises contemporaines (Le Maçon Démasqué 1751).

Cette matière particulièrement complexe – mais dont l’étude est indispensable à la compréhension de l’évolution initiale des rituels qui a produit ceux qui sont actuellement en usage dans nos deux pays – des influences transfrontalières franco-britanniques, mais aussi transrégionales (pratiques progressivement divergentes au sein même des Iles britanniques…), et même divergentes à l’intérieur de l’Angleterre elle-même (les deux Grandes Loges distinctes des Antients et des Moderns !) a donné lieu à diverses publications pionnières dans la revue A.Q.C. depuis son origine, puis à un important travail de l’historien anglais Harry Carr en préface à sa publication des traductions en Anglais des douze principales divulgations maçonniques françaises en 1971 (Early French Exposures), ainsi qu’à une étude déjà très approfondie par Alain Bernheim (sous le pseudonyme d’Henry Amblaine) intitulée Masonic Catechisms and Exposures parue A.Q.C. n° 106 – 1994, et pour laquelle l’auteur s’était vu attribuer le Norman B. Spencer Prize en 1993.

Ajoutons que malgré tous ces éléments de divergence, très réels, l’auteur (prétendument allemand) de la divulgation intitulée Three Distinct Knocks (publiée en 1760 et censée dévoiler la maçonnerie des Antients) pouvait affirmer qu’admis dans une loge anglaise des Moderns sur la simple présentation de son Certificate (établi dans une loge de Paris vers 1745 " après 2 ou 3 années d’appartenance " évidemment frauduleuse), il constatait que les rituels pratiqués dans les autres pays étaient " exactement les mêmes qu’ici, à un détail près dans le grade de Maître (1) ". Autre affirmation intéressante à la suite : l’ouvrage de Prichard Masonry Dissected publié en 1730 aurait fidèlement reflété les usages de toute la maçonnerie britannique de l’époque (et d’ailleurs par force aussi française), mais que, malgré la sincérité de l’ouvrage de Prichard, les usages décrits par lui en 1730 ne seraient qu’une petite partie de ceux en cours en 1760 (2) (avec les nouveaux usages établis par les Antients après 1751 : l’auteur semble insinuer que ces nouveaux usages s’ajoutent aux précédents, sous le prétexte, on s’en souvient, de remettre en force des traditions progressivement négligées par les Moderns). Alain Bernheim souligne à juste titre l’importance historique de ces affirmations.

L’auteur explique ensuite comment il est entré en possession du texte du premier des deux manuscrits objets de la publication, Le Vrai Catéchisme des Frères Francs-Maçons rédigé suivant le Code mystérieux et approuvé de toutes les Loges justes et régulières, contenant le rituel des trois premiers grades. La transcription en aurait été en premier lieu effectuée par un historien " compétent " de la maçonnerie, Georges Luquet (1876-1965), auteur en 1963 d’un intéressant ouvrage intitulé " La F. M. et l’Etat en France au XVIIIe siècle ", sur un document de la bibliothèque du Grand Collège des Rites, Suprême Conseil du Grand Orient de France. Cette transcription inédite lui aurait été fournie par un autre maçon célèbre du Grand Orient de France aujourd’hui disparu, Jean Corneloup (1888-1978) (3), et c’est sur cette transcription qu’a lieu la présente publication, le manuscrit original ne se trouvant plus à la Bibliothèque.

Le texte est précédé d’une Introduction de la plume de Luquet décrivant d’abord l’état du manuscrit, les options de transcription adoptées par lui, et une démonstration de " l’authenticité " du texte. Un gros effort de datation – très argumenté notamment par des analogies textuelles avec des publications datées (les deux importantes divulgations intitulées Le Sceau Rompu et L’Ordre des F.-M. Trahi, toutes deux parues en 1745) – aboutit à l’affirmation que ce texte aurait été rédigé de façon successive sur une période s’écoulant de 1745 à 1766, pour tenir compte des notes ajoutées pour la mise à jour des connaissances maçonniques de l’auteur du texte. Alain Bernheim adopte cette conclusion, en la vérifiant sur des recoupements nouveaux ; au passage, il nous informe sur l’origine exacte de l’affirmation selon laquelle les " Mots de passe, espèces de Mots du guet " d’Apprenti, Compagnon et Maître, apparus pour la première fois en 1745 dans L’Ordre des F. M. Trahi p.99 (et qui figurent tous trois au manuscrit étudié) " ne sont guères en usage qu’en France, & à Francfort sur le Mein " : cet usage à Francfort proviendrait de " mesures de précaution … supplémentaires " recommandées par la Loge Aux Trois Globes de Berlin à L’Union de Francfort par lettre du 19 janvier 1745… publiée par l’historien allemand Kloss en 1842 (4).

Dans une intéressante Annexe d’une dizaine de pages, l’auteur reproduit en parallèle le chapitre du Vrai Catéchisme intitulé " Idée du But de la Maçonnerie " avec le chapitre de la divulgation française Le Maçon Démasqué (5)intitulé " Le Vrai Secret des Francs–Maçons &c. " réparti en trois endroits de l’ouvrage, textes dont la similitude (" presque mot pour mot ") est telle qu’on peut imaginer une source commune et contemporaine, ce texte comprenant une version de la légende fondatrice de la Franc-Maçonnerie dont certains éléments figuraient dans les Discours de Ramsay (1736 et 1737) ou dans l’ouvrage de La Tierce Histoire, Obligations & Statuts de la Très Vénérable Confraternité des Francs-Maçons (version de 1742) ou de la Maçonnerie (version de 1745) (6), ce dernier reproduisant les Constitutions de la Grande Loge de Londres de 1723. Il contient un hommage appuyé aux Anglais : " auteur de la Société des Maçons " qui était anglais " ou qu’il méritait de l’être "…

Le deuxième texte, connu sous la dénomination de Manuscrit de Berne, pourrait être daté des années 1740-1744, selon les arguments de fait du premier éditeur helvétique (7), fondés sur l’appartenance à un militaire qui aurait quitté la Franc-Maçonnerie en 1744. Il s’annonce comme une description des trois premiers grades, mais n’en montre que les deux premiers. Selon l’éditeur, la première partie du texte contient " certaines dispositions totalement originales, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’équivalent dans les divulgations imprimées de l’époque 1744-1760 en France ". Ces dispositions visent le troisième des huit chapitres de " Principes Généraux de la Conduite d’un Franc-Maçon " concernant en fait la position des Francs-Maçons à l’égard de la Bulle papale In Eminenti par laquelle Clément XII prononçait en 1738 leur excommunication (8). Cet article était précédé de la mention " NB Cet Article ne doit etre lû qu’aux Catholiques Romains ".

Alain Bernheim souligne ensuite que " ce document comprend la plus ancienne et la plus complète version manuscrite en langue française de la réception au grade d’Apprenti ".

Pour conclure, Alain Bernheim souligne que si sur la période considérée, les manuscrits sont aussi nombreux que les publications imprimées dans les Iles britanniques, nous n’en connaissons aucun autre que les deux ici publiés en langue française ; alors que les manuscrits français abonderont au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et singulièrement ceux qui furent établis sous cette forme par le Grand Orient de France et adressés aux Vénérables Maîtres en 1787, aucun manuscrit similaire n’est connu en langue anglaise.

L’étude comparative et géographique, des rituels anglais et français, manuscrits et imprimés au cours du XVIIIe siècle, montre selon l’auteur la stabilité des pratiques rituelles françaises, alors que les pratiques anglaises semblent avoir bien plus évolué pendant un demi-siècle.

Notes : (1) Voir Jackson English Masonic Exposures 1760-1769 (Lewis Masonic 1986) pp.58 et 59 : They never disputed me when I shew’d them my Certificate, for they were fond of hearing how Masons proceeded in other Countries, which is just the same as it is here, only one Thing in the Master’s Part … Ceci en dit long sur les origines de la notion de " Régularité " … En p. 102 l’auteur fournit des détails sur cette différence dans les rituels des deux pays lors d’un passage important de l’Elévation au grade de Maître.

(2) … Masonry Dissected … 1730 ; and I believe was all the Masonry that was made use of at that time, but is not half that is used now, tho’ it is the nighest that was ever wrote about the Matter, before this.

(3) Voir l’ouvrage d’Alain Bernheim Une certaine Idée de la Franc-Maçonnerie Dervy 2008 p.331

(4) A noter qu’ici, le mot de passe des Maîtres est donné (p.160) en deux versions contrairement au Trahi 1745 : Giblim ou Giblos ; or ce mot signifie " habitants de Gebal " (I Rois 5, 32 – Ez. 27, 9), nom hébreu d’une ville de Phénicie dont le nom grec était Byblos. Cette deuxième version inhabituelle pourrait être issue de la contraction des deux mots (assimilation de g en b ; voir Dict. Encycl. De la BibleBrepols 2002 p.226).

(5) Imprimé à Londres en 1751 et – on s’en souvient – suffisamment significatif aux yeux des Britanniques pour avoir donné lieu à une traduction intégrale en 1760 sous le titre de A Master-Key to Free-Masonry à Londres également

(6) Voir Alain Bernheim Ramsay et ses Deux Discours Télètes 2012

(7) Karl J. Lüthi-Tschanz Die Freimaurerei im Freistaat Bern (Berne 1918)

(8) " Nous avons conclu et décrété de condamner et d'interdire ces dites sociétés, assemblées, réunions, agrégations ou conventicules appelés du nom de Francs-Maçons, ou connus sous toute autre dénomination, comme Nous les condamnons et les défendons par Notre présente constitution, valable à perpétuité… et cela sous peine d'excommunication à encourir par tous les contrevenants désignés ci-dessus, ipso facto et sans autre déclaration, excommunication de laquelle nul ne peut recevoir le bienfait de l'absolution par nul autre que Nous, ou le Pontife Romain qui nous succèdera, si ce n'est à l'article de la mort. Nous voulons de plus et mandons que les Évêques comme les Prélats supérieurs et autres Ordinaires des lieux, que tous les Inquisiteurs de l'hérésie fassent information et procèdent contre les transgresseurs, de quelque état, grade, condition, rang, dignité ou prééminence qu'ils soient, les répriment et les punissent des peines méritées, comme fortement suspects d'hérésie; car Nous leur donnons, et à chacun d'eux, la libre faculté d'instruire et de procéder contre lesdits transgresseurs, de les réprimer et punir des peines qu'ils méritent "