Nerval et la Franc-Maçonnerie
Prose & Poésie ésotériques
par Paul Paoloni
En 2000 paraît un ouvrage intitulé « La Légende d’Hiram – Histoire de la Reine du Matin et de Soliman Prince des Génies », réimprimé depuis lors. Editions A l’Orient, Mémorables, Paris.
Cet ouvrage contient essentiellement une partie (120 pp. sur 760) du Voyage en Orient publié par Nerval en 1851 chez Charpentier, l’équivalent actuel d’une édition « de poche » (petit format in-12 à la typographie serrée, prix du volume invariablement 3,50frs, jamais d’illustrations).
Cet ouvrage avait d’abord paru entre 1846 et 1850, en revue puis en 2 volumes in-8 (format habituel pour les publications soignées) chez Souverain. Cette partie, composée de douze chapitres réunis précisément sous le titre de « Histoire de la Reine du Matin et de Soliman Prince des Génies », était restée inédite (revues et livres) et apparaissait pour la première fois en 1851.
Le reste du volume de 2000 est composé d’un « Entretien imaginaire avec Nerval » de l’éditeur (A. Delagarde) et d’annexes fort intéressantes, parmi lesquelles : les reproductions des articles : Nécrologie de Nerval paru à la Revue Le Franc-Maçon du 1er trimestre 1855, et La Reine de Saba, Gérard de Nerval et la Légende d’Hiram de Paul Bouryschkine (Bull. Mens. Des Ateliers Supérieurs, 1935).
On apprend au cours de l’Entretien imaginaire que Nerval n’a pas été franc-maçon, mais que son père et son oncle, et deux de ses cousins, l’avaient bien été, à la Loge des Sept Ecossais Réunis (Grand Orient de France, REAA, à Paris), et que Vassal (Secrétaire Général du G.O. et auteur du Cours complet de Maçonnerie, Histoire générale de l’Initiation, Paris 1832) en avait été le V.M.
En 1935, Bouryschkine s’attachait à démontrer que les membres du Suprême Conseil chargés en 1879-80 d’aménager le rituel du 3e grade, « empruntèrent » à Nerval « les modifications du rituel », reproduction des deux textes en parallèle, à l’appui. Il en concluait donc que « le récit de Nerval constituait la véritable et complète légende maçonnique », dont nous verrons ce qu’on peut en penser plus bas.
Nerval a effectué son voyage en Egypte, Syrie, et Turquie, au cours de la plus grande partie de l’année 1843, après une première crise qui l’avait conduit à l’internement dans la clinique du Dr Esprit Blanche à Montmartre (la majeure partie de l’année 1841, alors qu’il n’a que 32 ans) : syndrome bipolaire, constitué de phases d’excitation extrême, folie des grandeurs, suivies d’abattement profond, mélancolie, improductivité et pulsions suicidaires. C’est le moment où, à partir de 1845, il composera tous ses chefs d’oeuvre (Voyage en Orient, Petits Châteaux de Bohême, Illuminés, Bohême Galante, Chimères, Filles du Feu, Pandora, Aurélia ou le Rêve et la Vie). Ses vers deviennent un concentré ésotérique d’évocation symbolique, et sa prose mêle de plus en plus « le rêve à la réalité (1) », amenant le lecteur dans un monde enchanté. A propos du style hermétique de ses vers (les douze sonnets des Chimères, publiés en volume en janvier 1854 chez Giraud à la fin du volume Les Filles du Feu, dont cinq sont regroupés sous le titre collectif Le Christ aux Oliviers) il écrit à Dumas un an avant son suicide « ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d’Hegel ou les Mémorables de Swedenborg, et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible ». Une deuxième crise, à répétitions, fatale pour sa raison, le tiendra enfermé une grande partie des années 1853 et 1854 ; il ne sortira de la clinique que le 19 octobre 1854 sur l’intervention insistante de la Société des Gens de Lettres, et contre l’avis de son médecin, pour mettre fin à ses jours trois mois après.
Balkis et Adoniram, et le lieu de l’action, le Temple de Salomon. Le chapitre 12 Macbenach contient en effet la légende du Maître Adoniram tué par les trois mauvais compagnons, les piliers Jakin et Booz pour les apprentis et compagnons, l’ancien mot de Maître Jehovah, auxquels ont été substitués respectivement les mots de passe Tubalkaïn, Schibboleth et Giblim (2). Il y a même un personnage du nom d’Abiram… ou le meurtrier (3). Apparaît une tige d’acacia, et le corps d’Adoniram retrouvé et « inhumé sous l’autel même du Temple qu’il avait élevé, c’est pourquoi Adonaï finit par abandonner l’arche des Hébreux… ». Puis Salomon épousera cinq cents femmes et mourra en consumant sa vie dans les plaisirs.
Mais le substrat de cette légende est bien différent de la légende maçonnique : on y expose qu’Adoniram (qui occupe dans l’Ecriture une place très épisodique de chef de corvée) est en réalité descendant de Caïn par son père Hénoch, et comme tel rival des descendants d’Adam, et qu’Hénoch lui aurait prédit que le Temple qu’il élèverait à Adonaï causerait la perte de Salomon. Les pouvoirs surnaturels d’Adonaï sont grands : il fascine la foule par un signe de la main (ligne horizontale et trait vertical) « deux angles droits en équerre comme les produit un fil à plomb suspendu à une règle, signe … du tau (4) ». Puis Salomon s’inquiète de son pouvoir sur son peuple, et de sa rivalité auprès de Balkis…
On voit que ce texte est au fond plus éloigné de celui de l’Ancien Testament que ne l’est celui de la légende maçonnique, lui-même déjà inventif. Dans le chapitre 7 Le Monde souterrain Nerval développe un argument autour de la nature profonde d’Adoniram, figure emblématique des fils du feu… Nerval mêle légende maçonnique, et références à des auteurs tels que Dupuis (Origines de tous les Cultes) ou Volney (Les Ruines) dans lesquelles le feu est l’élément central de l’univers.
Nerval réutilisera ces notions dans sa poésie – Les Chimères, dans lesquelles Proust affirmait que « il y a peut-être les plus beaux vers de la langue française, mais aussi obscurs que du Mallarmé, …(5) », tel par exemple le sonnet Horus (dont le premier jet remonte à 1841, après la première crise de démence, sous le titre de A Louise d’Or Reine) mettant en scène le dieu Kneph et Isis tous deux représentant le principe moteur ou celui du feu (pour les Stoïciens). Il écrivait en décembre 1841 à Loubens que ces poèmes avaient été faits « au milieu même de mes hallucinations » et à Dumas (1853) que ces poèmes avaient été faits dans un « état de rêverie supernaturaliste »…
C’est ce dernier « état » que les Surréalistes auront en ligne de mire, lorsque Breton composera sa Nadja en 1928 : on trouve dans cet ouvrage et dans les lettres de Nadja à André des références similaires, par exemple lorsqu’elle le qualifie de « dieu (6) » et qu’elle le nomme son « Knephen adoré (7) », voire « son feu (8) »…
Jusqu’à la fin Nerval – le premier des grands écrivains modernes du 19e s – poursuivra ses références à la Franc-Maçonnerie.
Ainsi, dans une lettre qu’il adresse au Dr Emile Blanche à Passy le 17 octobre 1854, deux jours avant que ce dernier n’accepte enfin de le libérer, bien contre son gré. Cette lettre bien connue commence d’une façon charmante, à l’image de son auteur au naturel. Il y évoque le passé et la connaissance qu’il avait faite du père de son médecin, Esprit, à la pension de Montmartre, la demeure dite « Château des Brouillards », proche la rue de l’Abreuvoir, un hôtel du 18e s encore existant. Mais il termine sur une note ésotérique qui dérange quelque peu chez un patient qu’on va laisser rejoindre le vaste monde :
« J’ai peut-être plus de protections à faire mouvoir que vous n’en rencontrerez contre moi. Je ne sais pas si vous avez trois ans ou cinq ans, mais j’en ai plus de sept et j’ai des métaux cachés dans Paris. Si vous avez pour vous-même le G**** O**** je vous dirai que je m’appelle le frère terrible. Je serais même la soeur terrible au besoin. Appartenant en secret à l’Ordre des Mopses (9), qui est d’Allemagne, mon rang me permet de jouer cartes sur table… Dites-le à vos chefs … ».
Notes :
1 Aurélia p .1 : « Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ». Il paraît intéressant de comparer avec les premières pages de Du Côté de chez Swann, le sommeil du narrateur.
Dans cet univers troublé, Nerval a placé des éléments présents dans l’univers maçonnique, dans cette Histoire de la Reine du Matin : certains titres tout d’abord, tels que Adoniram, Balkis, le Temple, les Trois Compagnons et Macbenach. Les trois principaux personnages sont en effet Salomon, 2
2 Voir p.191 : première référence directe au plus ancien rite français tel qu’exposé dans la divulgation maçonnique L’Ordre des Francs-Maçons Trahi et le Secret des Mopses révélé publié dès 1745, maintes fois réimprimé au cours du 18e s, jusqu’à 1781 (Paul Fesch Bibliographie de la FM 1976 Col. 1045) et peut être après, nombreuses éditions sans date ; il est notoire que cet ouvrage était utilisé comme rituel depuis 1745, encore début 19e, jusqu’à la publication du Régulateur du Maçon en 1801. Soulignons le fait que les mots précités ne sont pas ceux en usage au REAA, auquel travaillaient pourtant les membres de sa famille, mais ceux du seul rite pratiqué en France lors de la publication de cet ouvrage, antérieur au REAA de plus d’un demi-siècle.
3 P.200
4 P.75s
5 Contre Sainte Beuve Bibl. de la Pléiade 1971, p.234
6 Lettre de Nadja à André Breton du 20 janvier 1927 :
… je te vois marchant vers moi avec ce rayon de douce grandeur accrochée à tes boucles – et ce regard de dieu …
7 Lettre de Nadja à André Breton du 11 décembre 1926 :
Mon André –
Knephen adoré –
« Le coeur est sensible aux pensées cruelles »
Fauve aux dents de scie –
Aux yeux envahissants
Guettant sa proie de loin – pour mieux l’éprouver
Flairant dans les recoins un parfum apprécié
Le regard verdoyant – Sa Nadja implore – Mais pris d’un désir fou – trop longtemps retenu
Il l’enlace d’un coup, et tendrement la presse
Contre son torse nu – où la force du feu
Eclate dans un réflexe mystérieux –
8 Pneumatique de Nadja du 31 décembre 1926 :
Mon feu –
J'aurais voulu vous téléphoner mais je suis par trop nerveuse et je crains de vous sentir anxieux…
9 Deuxième référence à L’Ordre des Francs-Maçons Trahi et le Secret des Mopses révélé publié initialement en 1745 ; il semble bien que Nerval se soit inspiré de lecture indépendantes plutôt que des rituels de sa famille (Voir La Bibliothèque de mon Oncle, texte placé au début de la nouvelle Les Faux Sauniers figurant dans le recueil collectif Les Illuminés publié en 1852 : Nerval y explique que « J’ai été élevé en province, chez un vieil oncle qui possédait une bibliothèque formée en partie à l’époque de l’ancienne révolution. Il avait relégué depuis dans son grenier une foule d’ouvrages, — publiés la plupart sans noms d’auteur sous la Monarchie … — Une certaine tendance au mysticisme, … j’ai, tout jeune, absorbé beaucoup de cette nourriture indigeste ou malsaine pour l’âme ; et plus tard même, mon jugement a eu à se défendre contre ces impressions primitives ».