Le Temple ésotérique des Francs-Maçons

Histoire et symboles. Dominique Jardin. Ed. Jean-Cyrille Godefroy. 2012. 670 pages. 24 euros.

par Pierre Lachkareff

Ce livre est la continuation du travail entrepris par Dominique Jardin avec la publication de son précédent ouvrage en septembre 2011 « Voyages dans les Tableaux de Loge » chez le même éditeur. Rappelons que les deux livres reprennent des éléments d’une thèse soutenue dans le cadre de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.

Cette parution, comme la précédente, est intéressante à un titre bien particulier. Dans la littérature maçonnique qu’on pourrait qualifier d’honorable, on trouve deux sortes d’ouvrages. D’une part ceux qui traitent de l’histoire de la franc-maçonnerie ; et ceux qui, d’autre part, proposent diverses herméneutiques des textes ou exégèses symboliques. Si aujourd’hui la majeure partie des premiers est de bonne tenue, on ne peut toujours en dire autant des seconds. Certains s’appuient sur une documentation solide et citent clairement leurs sources de référence ; malheureusement beaucoup d’autres entretiennent plus ou moins volontairement la confusion entre l’imagination de leurs auteurs et certaines « vérités traditionnelles » plus ou moins fantasmées.

Jusqu’à présent il n’existait pas ou pratiquement pas d’ouvrages proposant une approche spirituelle et initiatique à partir d’éléments historiques précisément déterminés et décrits. (Note 1).

En outre, l’appel à la notion d’ésotérisme, si délicate à manier en matière de franc-maçonnerie oscillait bien souvent entre des références plus ou moins vagues aux sciences dites occultes ou traditionnelles et des variantes d’une certaine vulgate guénonienne. Avec les deux livres de Dominique Jardin – et notamment celui-là – nous assistons sans doute à l’émergence d’une nouvelle catégorie d’ouvrages. Le propos s’appuie effectivement sur des données historiques précises et la notion d’ésotérisme y emprunte les voies de la recherche universitaire la plus récente et la mieux fouillée. Enfin et surtout, ces travaux, de l’aveu de l’auteur même ne sont pas seulement destinés à l’érudit ou à l’amateur, mais sont faits expressément pour servir le travail proprement spirituel et initiatique des frères ! Dans sa préface, Jean-Pierre Brach note bien comment Dominique Jardin utilise judicieusement la catégorie de « tradition inventée » qui est mieux à même de structurer ce travail, à la fois de collecte de matériaux et de reconstitution de leur(s) contexte(s). Il s’interroge également sur les contradictions, les tensions, entre Histoire et « tradition » ainsi que sur l’action de cette dernière et les formes qu’elle est susceptible de prendre. « La réponse, écrit-il, est évidemment qu’il faut, ici comme ailleurs, tenir, simultanément, comme le fait l’auteur, les deux bouts du bâton ».

Dans une substantielle introduction, l’auteur précise sa méthode et ses choix(note 2) sans cacher les difficultés rencontrées notamment en ce qui concerne « l’étagement » dans le temps (avec une limite au début XIXe) des différents rites et le fouillis parfois décourageant des rajouts, des reprises, des interpolations, des « braconnages » ceci étant particulièrement vrai, semble –t-il, pour le REAA, dernier venu et donc le moins « innocent », en quelque sorte ;il convient encore, selon une expression du regretté Charles Porset, que cela revient parfois en effet à « expliquer l’obscur par le ténébreux ». Il assume de même certaines audaces : Ainsi écrit-t-il : « Nous proposons ici une approche globale de pans entiers de ce qu’on peut appeler la tradition maçonnique, en en proposant une toile de fond. Les rapprochements opérés mettent sur le même plan ou en correspondance des grades et des rites très différents et cette déambulation peut sembler bien buissonnière, peu rigoureuse ou osée. Ces rapprochements sont en fait proposés non comme des jugements de valeur mais comme des clefs de signification.

Nous choisissons d’étudier des thèmes qui nous semblent les plus appropriés pour croiser les champs religieux, ésotériques et opératifs, et les plus explicitement reliés à la notion de Tradition, dont le grand T dit à la fois le caractère immémorial et secret. Celle-ci est d’autant plus reliée au divin qu’il s’agit d’aborder dans les hauts grades, d’abord les petits, puis les « grands mystères »… Nous n’hésitons pas à solliciter, puisqu’elles sont peu étudiée voire très souvent occultées, certaines thématiques comme la nature de la matière, la théurgie ou l’angélologie.»

Le caractère archétypale du temple des maçons (ou plutôt « des » temples des maçons) est également analysé ainsi que la multiplicité de ses « mises en abymes ». L’auteur propose enfin, en s’appuyant sur l’étude des tableaux de loge de regrouper leurs symboles selon trois grandes thématiques qui formeront les parties du livre : la quête de l’origine, la construction d’une cosmologie initiatique, et la reconstruction du temple.

Un chapitre préliminaire, « Le temple dans tous ses états », reprend en l’augmentant le chapitre analogue de « Voyages dans les tableaux de loge ». Nous y avons un exemple tout à fait parlant de la méthode de l’auteur, de son coté « fil du rasoir » aussi périlleux que potentiellement fécond. Ainsi de l’évocation de « l’allumage très particulier » des chandeliers entourant le tableau par les officiers « (qui) réactivent ainsi la lumière intérieure de chaque maçon reçue lors de son initiation (…) » qui est contredite (fort honnêtement) quelques lignes plus lion par cette phrase : « on tourne peut être autour du tableau au XVIIIe siècle ; cependant l’allumage rituel des chandeliers au moyen des circumbulations, n’est pas attesté avant 1778. » On peut encore se poser la question de savoir si le tableau représente le « temple de Salomon », ou bien s’il s’agit d’une représentation de la loge ou d’une sorte d’hybride ou de métaphore(s). Il est à noter aussi que si l’on tourne autour du tableau, on marche aussi dessus pour aller prêter ses obligations. Toute une ambiguïté se trouve là présente, jusqu’à « Massonry Dissected » qui identifie la structure de la loge et la structure du temple. L’ambiguïté n’est donc pas dissipée dans ces pages. Peut-elle l’être d’ailleurs ? On pourrait questionner l’auteur sur les valeurs qu’il attribue en tant que maçon du XXe siècle à un espace qui, même s’il mettait l’initié en rapport avec la lumière invoquée dans le prologue de Jean n’avait peut être pas pour celui-ci la même valeur sacrée ou si l’on veut le même contenu sacré que trois siècles ont construit entre nouveaux emprunts et nouvelles rencontres. Qui dira par exemple à quel point la découverte des doctrines et des représentations de la spiritualité orientale a influencé la perception du tableau de loge couramment assimilé aujourd’hui par nombre de frères au Mandala des traditions extrêmes orientales ? La légende de la planche1a ne dissipe pas la question : « Estampe dite du F. Gabanon, 1745. Les maçons autour du tableau de loge qui transforme un lieu quelconque en temple maçonnique ».

On peut saluer sans réserve le rappel très utile des rites et des grands systèmes maçonniques, des notions liées à l’ésotérisme (hermétisme, magie, théurgie, rosicrucianisme etc.) ainsi que la chronologie historique des temples successifs de Jérusalem et des auteurs de l’antiquité, du moyen-âge et l’époque moderne ayant écrit sur le temple avant les textes maçonniques. Il en va de même pour la suite de cet important chapitre où sont précisés de façon exceptionnellement clair, sinon exhaustive, les différents discours maçonniques sur le temple, des sources opératives (Old Charges) aux différents grades dans les trois rites (REAA, Français, RER) allant du temple de Salomon au temple de l’Homme temple du Christ, en passant par Hénoch, ou Zorobabel, sans oublier les prototypes (tour de Babel, arche de Noé).

La partie « La quête de l’origine et ses secrets » commence par un intéressant développement sur « savoir caché et tombeau » avec l’évocation des prototypes du tombeau d’Hiram à travers ceux d’Adam, de Noé, de Béçaléel et les emprunts rosicruciens. Il est suivi par l’étude des correspondances des secrets noms de Dieu, à travers les images du cœur, du delta, de la croix empruntés à l’univers religieux. Viennent ensuite à propos des colonnes antédiluviennes une suite d’exemples qui éclairent particulièrement bien la constitution de la maçonnerie comme structure traditionnelle et spirituelle indépendante et « inventrice ». L’auteur écrit : « Ces exemples montrent comment, tandis que le monde profane académique abandonne au XVIIIe siècle les références noachites en tant que réalité historique, la maçonnerie les emprunte et se les approprie comme matériaux de réemploi dans la construction de son propre discours métahistorique, sa tradition ».

La partie « La construction du Temple » nous invite d’abord à étudier et à méditer sur le « Fiat Lux » et ses déclinaisons dans la loge (luminaires, étoile flamboyante, etc.) Puis voici, à propos des « architectures de l’Univers » un nouveau et remarquable développement. L’auteur note en effet que :« les rituels maçonniques sont construits au moment où les conceptions de la cosmologie sont précisément influencées par les théories de Kepler (1571-1630) ; on y retrouve donc logiquement les mêmes influences et débats scientifiques du XVIIe siècle. » On voit donc cette fois la maçonnerie utiliser des matériaux modernes, en contraste, (mais cependant intégrés dans le même corpus), des matériaux archaïques du noachisme ! Enfin vient un chapitre très dense sur « enseignement des anges, théurgie, magie et accès à la nature » qui passionnera sans aucun doute les maçons pratiquant le Rite Ecossais Rectifié !

La partie « La reconstruction du Temple, le chef d’œuvre des Ecossais » commence par l ‘étude des deux prototypes déjà cités, l’Arche de Noé, bien sur, mais aussi la tour de Babel et toutes ses curieuses ambivalences, pour s’achever avec l’analyse de la validation sacerdotale et la reconsécration du Temple, qui amène bien évidemment l’onction et la validation sacerdotale du maçon « Grand Ecossais ». Ces quelques lignes ne sont évidemment qu’un très rapide survol de ces chapitres à la matière très dense.

Dans les pages de conclusion, une question intéressante : « l’écossisme est-il l’ésotérisme de la franc-maçonnerie ? L’auteur convient qu’il ne saurait s’y résumer mais que la rencontre des deux notions est féconde. Puis une constatation qui balaie une vision paresseuse quoique répandue et sans doute plus fatiguée que paresseuse : « Loin d’être une « auberge espagnole », le temple est un espace de construction et de signification(s)(…). L’édifice construit, rêvé et sublimé comme sacré traduit une attitude spécifique et proprement maçonnique à ce sacré. »L’auteur envisage enfin les maçons en tant que « nouveaux gardiens du temple » et à propos des mythes maçonniques de la filiation templière (plus avatars et débats) il écrit ceci de capital : « Selon un schéma éprouvé et mis en évidence par E. Hobsbawm, le déclassement historique d’une thématique l’autorise à entrer dans le champ mythique ou symbolique et la rend disponible pour y développer une force renouvelée ». D’autres remarques qu’il serait trop long d’énumérer ici fournissent certainement la matière de débats sérieux.

Voilà en définitive un livre très passionnant et réconfortant, même si comme on l’a dit au début de l’article certaines démonstrations restent un peu sur le fil du rasoir ; cela dit les commencements sont toujours périlleux et celui-ci en est un et très courageux de surcroit. Le livre fait en outre réellement toucher du doigt le contexte de crise religieuse, culturelle, intellectuelle, dans lequel est né la maçonnerie spéculative. Autre grand avantage, il nous sort de l’impasse de la « Tradition » et de ses rattachements obligatoires quoique parfaitement aléatoires, et des oppositions binaires tradition-progrès. Il montre aussi l’intérêt remarquable des hauts grades de leur étude et de leur pratique contrairement à des préjugés tenaces en faisant observer que :« l’ésotérisme et son utilité en maçonnerie sont une réalité beaucoup trop importante pour la laisser à la seule approche herméneutique . » Enfin, pas la peine d’aller chercher l’origine de la maçonnerie en Egypte, chez les Rose Croix ou les kabbalistes : de ces corpus particuliers la maçonnerie, ruche des plus légitimement traditionnelle, fait un miel particulièrement délicieux a qui sait le goûter. N’oublions pas les illustrations abondantes, en noir ou en couleur, références indispensables du texte. Certains de ces tableaux, s’ils ne sont pas l’œuvre de génies du pinceau, dégagent par là même, justement, toute la fraîcheur l’étrangeté et la grâce singulière au sens spirituel du terme, de l’âge d’or où ils furent conçus.

Note 1 : Les ouvrages de René Désaguliers sur les pierres de la maçonnerie, les deux colonnes du temple et les trois grands piliers de la franc-maçonnerie sont véritablement pionniers.

Note 2 : Notamment sa distance par rapport à l’approche herméneutique.