L'Europe sous l'Acacia.

Histoire des franc-maçonneries européennes. Yves Hivert-Messeca. Tome II. Préface d’Aldo A. Mola. Postface d’Andreas Önnerfors. DERVY. 780 pages. 38 euros.

par Pierre Lachkareff

Yves Hivert-Messeca poursuit avec ce fort volume son grand et remarquable projet de nous raconter trois siècles de maçonnerie en Europe. C’est au « long XIXe siècle » qu’il s’attaque ici, c’est à dire des lendemains de la Révolution française à la Grande Guerre de 14-18. C’est peu de dire que la franc-maçonnerie va rencontrer l’Histoire ! De révolutions en contre révolutions, au delà de ce qu’il faut bien appeler un miracle de vitalité et d’adaptation, toutes les problématiques maçonniques dont beaucoup sont encore les nôtres vont alors se constituer. Ainsi, dans l’avant propos : « Qu’est-ce qui fait le maçon ?», interroge l’auteur. Occasion pour lui de noter que, comme pour Voltaire un siècle plus tôt, et, cette fois- ci, avec l’exemple de Jules Ferry, l’influence d’un homme sur la société et la culture de son temps à partir de son appartenance maçonnique relève plus du fantasme que d’autre chose, et que la maçonnerie, dans les deux cas, était plus demandeuse que les intéressés. « La franc-maçonnerie, écrit-il, constitue un des meilleurs exemples du décalage entre un fait social et sa représentation. »

A partir de la Révolution française, la maçonnerie entre carrément dans « l’ère du soupçon », avec Barruel en France, Burke en Angleterre ou Stark en Allemagne. A ce moment naît la légende à deux faces, « noire » pour les réactionnaires et les conservateurs, « lumineuse » pour les autres. La fiction de la maçonnerie fourrière de la Révolution ne sera-t-elle pas accueillie avec enthousiasme par les maçons français au milieu du siècle ? Le mythe sera même repris au niveau du « complot des loges » par un Augustin Cochin et sera renouvelé jusqu’à des travaux très contemporains. Il n’existe pas en fait de maçonnerie « sui generis » ; par rapport à de grands évènements, elle joue un rôle d’éponge, de réceptacle ou de kaléidoscope, elle ne se présente jamais comme un bloc. Le climat pré-libéral a pu, certes, être anticipé à travers les pratiques et les discours au sein des loges, mais c’est un climat, simplement, et qui n’a rien en lui qui annonce l’orage; d’ailleurs, le double désir des maçons, c’est-à dire, d’une part, d’être reconnus par la société et celui, contraire, d’autonomie, d’autre part, va subir le choc profond du changement général de sociabilité et celui de la constitution – en contraste avec l’ancien esprit cosmopolite - de groupes plus homogènes et plus pesants comme les obédiences ou les nationalités naissantes. « On passa du cosmopolitisme des Lumières et de l’illuminisme au maçonnisme étatisé, ethnicisé, aux maçonneries individualisées, différenciées, singularisées de chaque peuple, de chaque culture, de chaque pays. »

La franc-maçonnerie va osciller au long du siècle entre quatre pôles : théorie présumée de la conspiration, « establishment », progressisme et nationalisme (voire chauvinisme).

En France, comme on le sait, la maçonnerie explose à la Révolution. Après Thermidor, elle renaît dans une sorte de semi- tolérance de la part du pouvoir. Elle modifie aussi ses pratiques caritatives dans un sens plus moderne, mais déjà se fait jour le soupçon. Sous couvert de tenues… la subversion ! Dans n’importe quel sens d’ailleurs ! Et, bientôt, on verra s’introduire les traditions « Antients » avec l’arrivée d’Amérique de ce qui deviendra plus tard le REAA.

Surtout survient alors la période du « licol doré », ainsi qu’on peut le mieux caractériser le lien de la maçonnerie avec le pouvoir consulaire, puis impérial. « Napoléon assigna à la franc-maçonnerie la triple tâche d’être à la fois un appareil idéologique d’Etat, un contributeur à la formation des « masses de granit » et un instrument de l’expansionnisme français(…) sauf que… « Les obédiences eurent pignon sur rue mais à titre précaire et révocable. » C’est dans ces conditions et ce climat que le GODF, notamment, a connu ses premiers triomphes en France et en Europe sous domination impériale, avec les ambiguïtés et les inévitables retours de bâton que génère un tel état de choses.

Ainsi, en Belgique, si l’influence des loges militaires françaises contribua un peu à laïciser la société, les maçons belges continuèrent à maçonner à leur façon dans le cadre du royaume des Pays-Bas ; il en fut de même sur la rive gauche du Rhin, quand, les Français partis, bien des loges cessèrent leurs travaux sans regret et que d’autres s’affilièrent à des systèmes prussiens. En Suisse (Coppet oblige sans doute), la maçonnerie est suspecte d’ « anglomanie et de libéralisme protestant ». C’est aussi un vif et intéressant foyer de maçonnerie théosophiste avec la loge « L’Union des cœurs ». Comme on peut s’y attendre, la situation en Italie, ou plutôt dans « les Italies » est très contrastée ; cela va du soupçon de néo- jacobinisme à la fusion plutôt harmonieuse des élites italiennes et françaises, comme en Toscane ou à Rome. L’auteur souligne que, à travers le GODF, la maçonnerie de l’Empire tendait, comme dans l’univers profane, à créer des instances satellites, et consolider ainsi les alliances , associations et protectorats divers de ce dernier. Dans les régions de vieille maçonnerie comme les villes hanséatiques, par exemple, ou la Hollande, cette pénétration fut très faible. Dans les Etats vassaux ou associés d’Allemagne, les résultats sont aussi très mitigés. En Saxe ou en Bavière, la maçonnerie devient même un élément de construction nationale ; pour beaucoup de princes allemands, le choix de l’obédience manifeste leur plus ou moins grande acceptation de l’Europe de Napoléon. Prudence et opportunisme sont les clefs de ce jeu.

Cependant, il se produit, ou plutôt se poursuit, dans cette même Allemagne, au tout début du siècle, un phénomène unique en Europe et fort bien saisi ici. C’est, pourrait- on dire la « capture » de la franc maçonnerie par l’intelligentsia allemande. Depuis Fichte qui lui assigne le rôle privilégié de porter l’humanité au plus haut degré de perfectionnement, jusqu’à Goethe bien sûr en passant par Herder et bien d’autres, tout ce qui compte intellectuellement en Allemagne se passionne pour la maçonnerie en tous ses aspects et multiplie analyses et interprétations de grande tenue. Sur le plan plus précisément géo- politique, certains maçons allemands feront même jouer à l’Ordre un rôle capital dans la confrontation avec l’Europe napoléonienne.

En Espagne, contrée déjà bien « latomophage », pas de surprise : la maçonnerie reste tributaire des succès et les échecs de l’armée impériale. De fait, son côté bonapartiste plus ou moins évident n’arrangera pas les choses. En Pologne, l’Ordre, quoique fortement francophile, se montrera très jaloux de son indépendance et n’oubliera jamais totalement l’influence germanique. Comme le résume l’auteur : « Face au « splendide isolement maçonnique britannique, la maçonnerie continentale oscillait entre assujettissement, prudence, autonomie ou résistance. » Ainsi en Suède, la « maçonnerie princière » devient carrément royale avec la constitution du Rite Suédois, « concrétisant une géopolitique maçonnique scandinavo-baltico- germanique qui existe toujours ». Après son retour en grâce en 1803, la franc-maçonnerie Russe devient progressivement patriote et antifrançaise, mais elle est surtout partagée entre diverses influences : Lumières à l’occidentale, mystique slave, illuminisme occidental. Elle reflète parfaitement les contradictions mêmes du règne d’Alexandre Ier.

Deux nations cependant vont faire de la maçonnerie un instrument patriotique et antifrançais : le Portugal et surtout la Prusse.« Insensiblement, écrit l’auteur, le discours en loge se modifia, se déplaçant du cosmopolitisme de l’Aufklärung vers la ferveur patriotique, du modèle du citoyen du monde vers la citoyenneté concrète de l’Allemand, de l’idéal anthropologique ou « illuminat » au héros germanique ouvrant la marche d’une humanité régénérée. »

Pendant ce temps, au Royaume- Uni, une autre partie maçonnique se jouait. L’auteur rappelle à quel point la Révolution française perturba la maçonnerie anglaise, obligée de se justifier auprès du pouvoir et de se démarquer absolument de tout ce qui pouvait ressembler à une société secrète ! Une des conséquences capitales de cet état de fait ne devait-il pas être l’unification de la maçonnerie par l’arrêt de la guerre entre « Antients » et « Moderns » ?« L’unification du royaume par le patriotisme et le sentiment antifrançais ne pouvait guère s’accommoder de la division d’un corps constitué aussi prestigieux que la franc-maçonnerie », note l’auteur. Ainsi moins d’une dizaine d’années suffirent pour enterrer la querelle, créer la GLUA avec une véritable explosion du nombre de loges et l’initiation de membres principaux de la famille royale ! De même, il y eut une révision des Constitutions dites d’Anderson, avec une très nette insistance sur l’aspect religieux de l’Ordre. Ce qui allait de soi en 1723 devait être précisé en 1815 devant la montée d’un certain indifférentisme. C’est aussi le moment où les rituels se synthétisent, et où la question de l’Arc Royal est réglée par la fameuse formule des «quatre qui en font trois».

Un chapitre entier est consacré à la personnalité- exceptionnelle, il faut bien le dire- du duc de Sussex, premier Grand Maître, pendant 30 ans, de la GLUA. Ce prince très cultivé et instruit, de santé fragile, d’esprit et de mœurs romantiques (ses deux unions matrimoniales « irrégulières » choquèrent beaucoup), était aussi un libéral en politique, philosémite, anti esclavagiste et partisan d’accorder des droits civiques aux catholiques ! Bref un atypique, mais un maçon convaincu, très actif, fort habile et voyant loin. C’est sous son règne que les rituels furent déchristianisés, car l’expansion coloniale qui allait décupler la puissance britannique l’exigeait : il fallait intégrer les élites des peuples soumis ; la franc-maçonnerie à la mode Sussex s’en chargea ! Toutefois, en métropole même, quelques orages marginaux se produisirent comme la constitution de la « Wigan Grand Lodge », du nom de son promoteur, en réaction à l’indifférence des maçons à l’égard de la détresse engendrée dans le prolétariat par la féroce révolution industrielle. Sussex et d’autres avaient du mal à orienter la maçonnerie vers un mode de fraternité autre que purement charitable à l’ancienne. Ils étaient en cela bien « mid-victorians ». De même des maçons comme George Oliver ou le bien nommé Francis Crucefix furent d’âpres critiques de l’effacement chrétien. Décédé en 1843 Sussex fut le dernier Grand Maître gouvernant réellement la GLUA ; ses successeurs ne feront en effet que régner « à l’anglaise ».

Une fois passée la grandiose tempête napoléonienne, la tendance générale fut à la réaction. Or on peut s’interroger sur un certain parfum maçonnique qui semble émaner de la Sainte Alliance avec l’influence d’une Mme. de Krüdener par exemple et ce curieux oecuménisme entre protestantisme, orthodoxie et un certain catholicisme… qui n’était certes pas celui du maçon Joseph de Maistre, qui le fera savoir ! En réalité, la situation des maçons ne fut guère enviable dans ces empires alliés, où la légende noire (cf. supra) était d’évidence.

Le mouvement de nationalisation se poursuit. En Prusse, un peu comme en Angleterre, le pouvoir s’attache la maçonnerie en faisant initier le futur Guillaume Ier dans une ambiance bien sur très conservatrice. En Russie, la maçonnerie est partagée plus que jamais entre mysticisme et rationalisme. Mais, du fait de son recrutement dans les franges cultivées et libérales de l’aristocratie, elle est en corrélation avec le mouvement anti- autocratique. Nicolas Ier en 1826 effacera, malheureusement pour longtemps, la brillante maçonnerie russe du paysage culturel et spirituel.

Il faut dire que cette période avait fort mal commencée avec un grand massacre – mutuel, hélas ! – de francs - maçons : à Waterloo, en effet, la moitié des généraux, des deux côtés, étaient initiés, ainsi qu’un nombre considérable d’officiers ! Quelques loges furent inquiétées à l’époque de la Terreur blanche ; cependant, la nomination du duc Decaze à la tête du Rite Ecossais devait bien apaiser les choses ; or sa chute, consécutive à l’assassinat du duc de Berry, replaça la maçonnerie dans le cadre d’une tolérance tatillonne. D’autant que, pour la première fois, un frère, Charles Renouard, de la loge des « Vrais Amis » élaborait le « mythe de la devise » (cf. infra). Qui plus est, le nouveau rite de Misraïm servira parfois de couverture à des libéraux activistes. Enfin, la charbonnerie se développe, où l’on croise des maçons, et parfois, peut-être, non des moindres (Lafayette ?).

Sous la Restauration, le fossé commence à s’élargir entre catholiques intransigeants et maçons modérés. Autre phénomène et autre processus en marche, celui de la répulsion/ fascination des forces conservatrices et réactionnaires envers la maçonnerie, qui engendrera jusqu’à aujourd’hui une nombreuse descendance à l’image de l’ordre ultra des Chevaliers de la Foi, composé pour une part de grands aristocrates maçons d’Ancien Régime, et qui fut alors entièrement calqué sur la structure maçonnique !

En revanche, 1830 voit triompher une maçonnerie qu’on pourrait appeler « fayettiste » : c’est – à - dire libérale, mais respectueuse. Un changement profond a lieu : plus de nobles ni d’ecclésiastiques en loge, et pas encore d’intellectuels, mais des bourgeois et petits bourgeois. L’auteur écrit : « souvent voltairiens en privé, les maçons étaient sensibles à diverses théories qui faisaient de la maçonnerie la Religion des religions (…) ; ceci « s’inscrivait dans le « sortir de la religion (sous entendu le catholicisme) sans quitter la religion » qui caractérisera tout le siècle. »

Pour tout dire : « Ces trois décennies (1814-1848) constituent un moment important de la mutation de la maçonnerie française. Elle s’accapara les changements culturels liés ou hérités de la Révolution française. Les exemples les plus probants furent sans doute le mimétisme des loges envers les clubs « révolutionnaires », la dominante dans les loges de la religion civile à la Rousseau comme modèle référent et explicatif de l’Ordre, mais surtout le triomphe sur les colonnes du libéralisme politique que le second bonapartisme (1849-1870) n’arrivera pas à juguler et qui préparera la républicanisation totale des ateliers à compter des décennies 1870-1888. »

Aux Pays-Bas et surtout en Belgique, la maçonnerie accompagne une certaine séparation culturelle et géographique : Rite Français au nord, nouveau Rite Ecossais plus au sud. Le concordat de 1827 va aussi générer une évolution « à la française », quoique la résistance des ecclésiastiques maçons belges aux interdictions romaines fut aussi exceptionnelle que peu connue ! En Suisse, on se dirige vers le juste milieu maçonnique entre sorties et rentrées du Directoire rectifié, dissolution de la Grande Loge Nationale Suisse et création d’Alpina : le compromis sera une façon d’exister pour la maçonnerie suisse, et cela n’est-il pas toujours le cas ?

On a appelé 1848 le « printemps des peuples »… et… de la maçonnerie ? En fait, comme le note bien l’auteur, si beaucoup de maçons y jouèrent un rôle, c’est surtout à titre individuel (cf. supra). Pour nombre d’entre eux, l’appartenance à l’Ordre faisait partie de la panoplie libérale. Les obédiences, quant à elles, restèrent en retrait du mouvement, voire hostiles !

Au Royaume-Uni, la question irlandaise va déborder sur la maçonnerie. La bulle du pape Léon XII Quo gravioria de 1826 est accueillie favorablement, au contraire des précédentes ; il faut se rappeler toutefois que les maçons irlandais étaient surtout des protestants noyés dans une masse populaire catholique. Or l’avocat émancipateur des masses irlandaises, O’ Connell était maçon. Il va, de fait, quitter l’Ordre, accentuant le côté « corps étranger » de la maçonnerie en Irlande. Il convient de noter encore que les maçons ne se manifestèrent guère par leur action au cours des tragiques grandes famines des années 1845-1849…

En Angleterre, (l’épisode est peu connu) le mouvement populaire à l’origine des Trade Unions est notamment animé par le « radical » au sens britannique, Richard Carlile ; celui-ci, reprenant des thèses de Thomas Paine, assigne à la maçonnerie une origine druidique, le christianisme institutionnel constituant selon lui une usurpation. L’important est que les maçons anglais, dans leur ensemble, furent tout à fait hostiles à ces mouvements, même si, ni le druidisme ni la maçonnerie en général, n’avaient à y voir. Comme on l’a déjà vu, la maçonnerie anglaise va de plus en plus s’incorporer le conformisme bourgeois victorien et ce qui va avec. L’auteur note : « A Birmingham, à Liverpool et dans d’autres villes industrielles, des loges construisirent leurs propres locaux pour quitter les tavernes habituelles de réunion. La respectabilité victorienne, la tempérance hygiéniste, la bienséance mondaine et la philanthropie furent privilégiées. Divers ateliers poussèrent le zèle jusqu’à interdire l’alcool aux agapes. »

Le cas de l’Ecosse fut bien différent, où le recrutement restait largement populaire et où, surtout, l’esprit dominant dans les loges était celui des « friendly societyes », très pénétré de la notion de secours mutuel.

Revenons en France en 1848. L’auteur écrit :« L’esprit du printemps 1848 fait de fraternité universelle naïve, de religiosité romantique, d’égalitarisme, d’espérance dans un monde meilleur, d’amour du peuple et de croyance au progrès semblait tout droit sorti des loges. »

C’est le début quasi officiel de la « mythologisation » du rôle historique de la maçonnerie, puisqu’elle bénéficiera de la prestigieuse caution du profane Lamartine ! Mais fini de rire après les journées de juin ! Certes, des frères se retrouvèrent à titre individuel des deux cotés des barricades ; le Grand Orient, lui, resta officiellement du côté de la loi et de l’ordre. On n’hésita pas d’ailleurs, (le Suprême Conseil De France n’étant nullement en reste) à collaborer étroitement avec le pouvoir profane afin de punir les loges « qui pensaient mal ». Déjà un clivage socio- politique s’amorçait avec la constitution de la Grande Loge Nationale de France.

Plus loin, en Italie, l’essor maçonnique restait faible à cette période où se faisait dans le sang l’unité nationale. Il faudra attendre cette même unité en 1859 pour que la maçonnerie commence à exister sans être confondue comme précédemment, de manière inconsciente ou délibérée, avec la charbonnerie. En ce chapitre, l’auteur consacre plusieurs pages fort intéressantes au prince anarchiste Bakounine et à ses écrits où l’on voit développer une conception de l’Ordre et de ses buts qui connaîtra une certaine postérité. Enfin, dans l’empire des Habsbourg, la maçonnerie sera, par assimilation, victime de la répression des soulèvements libéraux en Hongrie et à Vienne ainsi que des dissensions entre maçons exilés et maçons de l’intérieur.

Au cours des décennies 1860/1900, la maçonnerie subit un processus de « solidification », pourrait-on dire, dû sans doute aux différentes nationalisations de l’ordre.

En France s’ouvre un nouvel épisode césarien avec le Second Empire. Les effectifs chutent ; les obédiences sont sous un joug cependant plutôt débonnaire. Notons toutefois la fière et et exemplaire révolte du SCDF sous la conduite de son SGC Louis Pons - Viennet. A partir de l’Empire libéral, la maçonnerie respire mieux, mais des divergences internes se font sentir, entre « anciennes » et « nouvelles couches », et surtout aussi entre base et sommets obédientiels. La tragédie de la Commune de Paris va considérablement aggraver la situation. La répression versaillaise tua, estime-t-on, environ deux cents frères. Or les appareils (GODF) condamnèrent absolument l’insurrection « Faut-il s’en étonner, écrit l’auteur, il semble que le caractère « proto-républicain » de la maçonnerie a été (et est encore) surévalué. » Cependant, paradoxe, la maçonnerie va « entrer en République » à ce moment, « Le passage fut facilité par son inclusion progressive, mais totale, dans l’affrontement des deux France, notamment par l’anticléricalisme, marqueur visible et lisible des républicains du temps, d’une part, et par la violence de l’antimaçonnisme catholique et monarchique, d’autre part ».

Le chapitre sur l’Allemagne, récapitulatif, est très intéressant en ce qu’il éclaircit bien des points obscurs de la complexe maçonnerie germanique. Il montre, que, après les intellectuels, c’est le pouvoir politique qui prend carrément la maçonnerie en main. « En échange d’un monopole étatique protecteur (les loges en Prusse) devinrent des appareils idéologiques d’Etat. » Pour le reste, l’Ordre connut des fortunes très diverses, mais toujours tributaires des choix politiques des princes de la Confédération, qui comptait tout de même, Prusse et Autriche comprises, 39 Etats ! L’auteur ajoute : « Compte tenu de l’extrême hétérogénéité de la maçonnerie allemande, les frères se répartissent sur tout l’arc- en- ciel politique. » Cette complexité se retrouve dans le paysage obédientiel : trois loges « vieilles prussiennes » et les obédiences dites plus tard « humanitaires » mais qui n’étaient pas spécialement libérales et qui s’inscrivaient dans la géopolitique des Etats où elles se trouvaient. Enfin la question de l’entrée des juifs dans l’Ordre suscita bien plus qu’ailleurs de sévères divisions. L’empereur Guillaume Ier fut en tout cas un maçon actif et fervent ; son fils, le Kronprinz Alexandre, célébra l’humanisme et l’universalité de l’Ordre, ce qui, dans le contexte d’une période de tension franco-allemande, ne manquait pas de panache !

A la veille de la guerre de 1870, que l’amour fraternel (y compris chez les belligérants) fût capable de surmonter les conflits ou de les atténuer était une idée encore très partagée des deux côtés du Rhin. Dès le début des hostilités, des appels furent lancés en ce sens. Hélas la passion nationaliste submergea tout. Ainsi vit-on la loge Henri IV assigner maçonniquement les frères Guillaume et Alexandre Hohenzollern pour « trahison et forfaiture » ! Désormais un frère, comme le note l’auteur, pouvait être un barbare, une transposition nationalisée des assassins d’Hiram ! C’en était bel et bien fait du cosmopolitisme du siècle précédent. Après la victoire prussienne, toutes les loges d’Alsace cessèrent leurs travaux.

Plus à l’Est de l’Europe, la Hongrie devait connaître un remarquable développement maçonnique, illustré par l’intéressant parcours du frère Liszt.

Sur le plan des évolutions idéologiques, la franc-maçonnerie du monde scandinave ne tarda pas à calquer son organisation sur le modèle des Eglises luthériennes, notamment dans ses rapports avec l’Etat, et l’Ordre restera profondément chrétien réformé. En Allemagne, c’est plutôt l’esprit du protestantisme culturel, le« Protestantenverein », celui, relativement ouvert, des professions libérales, des professeurs de théologie et des hauts fonctionnaires, qui donna le ton dans les loges.

Au Royaume-Uni, « on ne peut, note l’auteur,négliger la prédominance d’une religion « nationale » spécifique, à base de presbytérianisme écossais ou d’anglicanisme, le religieux « civique » l’emportant sur le religieux cultuel». Ce qui donne aux loges leur climat. « Au demeurant, ajoute-t-il, définir une théologie maçonnique ou, pire, faire de la franc-maçonnerie une religion de substitution eût été inconvenant en Angleterre (…). L’ensemble baignait dans la triple idée que le protestantisme était la religion de la modernité, le Royaume-Uni la mère des nations et les maçons des hommes de « best standing ». L’aspect « religion civile » fut renforcé par l’évolution d’une partie de la maçonnerie coloniale. On ne peut s’exagérer, comme le laisserait penser le fameux poème de Kipling, la réception des non chrétiens de l’Empire britannique en loge. Le racisme reste responsable des réticences à cette intégration. Mais cette altérité à faible dose finit tout de même par accentuer, y compris en métropole, ce fameux climat de religion civile « aconfessionnelle » de la maçonnerie britannique.

Vers le milieu du siècle, la maçonnerie va avoir tendance à devenir la quatrième religion du Livre, religion « naturelle » et plongeant ses racines dans les mystères les plus anciens et les plus divers ainsi que des auteurs tels que Ragon ou Delaunay, parmi bien d’autres, vont tenter de le faire accroire. L’auteur a eu l’excellente idée de nous faire comprendre les évolutions et les enjeux idéologiques d’alors au sein des maçonneries européennes par une suite de présentations biographiques de certains personnages clefs. Il n’est pas indifférent de constater que, en France, c’est un très grand poète, mais tout de même un profane, qui, fasciné qu’il est par ce qu’il croit être l’essence de la maçonnerie, va influencer à partir de son propre imaginaire celui d’un Ordre qui, consciemment ou pas, avait commencé de construire ce système mythique de religion universelle. Il s’agit de Gérard de Nerval et de ses célèbres récits évoquant le temple de Salomon, Adoniram et la reine de Saba. Cette influence fut effective au sein des hauts grades du REAA jusqu’à une date fort récente ! Le climat maçonnico-religieux explique aussi la création d’organisations supranationales comme L’Alliance religieuse universelle qui eut, en parallèle au concile romain de 1870, son propre concile à Paris avec le Congrès philosophique international. Les maçons de l’Europe catholique et latine sont alors partagés entre foi religieuse et matérialisme philosophique, cherchant la juste voie entre le dogmatisme romain et les philosophies de la mort de Dieu. Garibaldi fut sans doute l’un des plus représentatifs de ces maçons de la seconde moitié du siècle, et l’auteur lui consacre de nombreuses pages.

La « religion universelle » connut bien des avatars. C’est, entre autre, dans ce contexte d’indécision qu’Abd- el- Kader est initié, à l’initiative de la loge Henri IV. Cette aventure maçonnico-politico-religieuse, faite à la fois de générosité quelque peu formelle et hélas de profonds malentendus, est ici remarquablement analysée et résumée. On est aussi frappé d’apprendre, chose remarquable et peu connue, que l’Angleterre connut un épisode analogue avec l’initiation du maître hindou Vivekananda !

Un autre phénomène pointe à l’horizon : le « symbolisme » tend à devenir la philosophie consubstantielle de l’Art Royal, avatar, donc, de la religion précédente : « Des lectures très diverses de la symbolique maçonnique virent le jour, de la pensée magique à la sécularisation des mythes hiramiques, d’une eschatologie ésotérico-occultiste à une description scientifique, d’une approche artistique à une analyse psychosociale. » En Belgique, Eugène Goblet d’Alviella (1846-1925) fut l’un des plus remarquables représentants de ce courant, et, bien évidemment, en France, Oswald Wirth dont l’influence perdure encore. C’est l’occasion pour l’auteur de relater l’histoire d’un conflit exemplaire qui opposa les maçons tenants du positivisme et du républicanisme absolu et les symbolistes wirthiens et autres, à travers l’affrontement entre Louis Amiable, l’araseur impitoyable des rituels du GODF et l’auteur de «La maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes». Le symbolisme, présenté comme une méthode, une propédeutique à la connaissance de soi et un accès à l’ésotérisme, fut vite assimilé par ses adversaires à un obscurantisme parallèle à celui de l’Eglise catholique d’alors, peut-être même inspiré par cette dernière, tout ceci dans une ambiance de délires complotistes largement partagés ! Autre élément significatif : la concomitance entre symbolisme maçonnique et symbolisme culturel. Au Royaume-Uni, nombre de maçons firent le relais entre la maçonnerie et des sociétésplutôt savantes comme la Societas Rosicruciana in Anglia, où carrément magiques, telle la fameuse Golden Dawn . La carrière maçonnique assez peu connue d’un Oscar Wilde s’inscrit dans cette ambiance. En France, même si l’on ne peut que le citer en marge de la maçonnerie proprement dite, un Sar Péladan est représentatif du climat spirituel et culturel qui prédominait chez les âmes sensibles. Notons enfin également la proximité immédiate de la maçonnerie avec la Société Théosophique par l’entremise d’Olcott ou d’Annie Besant.

L’un des problèmes récurrents du siècle est celui de l’acceptation des juifs en loge. Une fois encore, c’est plus l’histoire générale qui nous renseigne que celle de la maçonnerie. En Europe occidentale (Royaume-Uni, France), là où les pouvoirs civils avaient déjà émancipé les juifs, la présence de ces derniers en loge ne posa guère de problèmes. Il n’en alla pas du tout de même, comme déjà dit plus haut, en Allemagne ou dans l’Empire austro-hongrois ou cette question fut une pierre d’achoppement, socle de clivages et d’affrontements sévères. Mais, surtout, le dernier tiers du siècle est celui de la sinistre montée en puissance du mythe du complot judéo-maçonnique, quasi inexistant au début de celui-ci. De même, jusqu’en 1871, l’antimaçonnisme appuyé sur les bulles pontificales n’avait guère changé quant aux griefs, mélangeant motifs théologiques et prétextes politiques. Après « Humanum Genus », en 1884, la théorie du complot maçonnique visant avant tout à détruire l’Eglise prend force et vigueur, à tel point qu’un concile lui sera expressément consacré à Trente en 1896. Comme jadis les Chevaliers de la Foi, la Ligue du Labarum anti maçonnique copie l’ennemi mortel dans une sorte de fascination exaspérée. Désormais, pour les catholiques, c’est le Satan maçonnique qui mène le bal !

Peut-on dire ce qui l’emporte chez les maçons d’alors, de l’anticléricalisme, ou, plus profondément, de l’antireligion ? En Russie, la maçonnerie qui renait en 1905 oscillera comme précédemment entre mysticisme ésotérique et libéralisme sur fond de critique sociale. En Allemagne, les maçons soutiennent généralement le Kulturkampf bismarckien par patriotisme antipapiste. En Suisse, la maçonnerie se tient en marge de ce type de débats. En France, l’anticléricalisme est surtout virulent à la Grande Loge Symbolique Ecossaise. L’Affaire Dreyfus, au départ un non- évènement pour les maçons, va devenir après le « J’accuse » de Zola, leur combat de référence. On dit souvent que la grande loi de séparation de 1905 fut unanimement portée en projet par l’ensemble des maçons. C’est oublier que tout un courant était pour la formation d’une Eglise de France républicaine dans la tradition gallicane !

La fin des années 70 vit le début des grands malentendus et des grands clivages entre les maçonneries européennes. D’abord, le convent de Lausanne, qui se voulait unificateur, eut pour résultat d’accentuer les dissensions au sein même des maçonneries nationales. Puis, dans le même temps, certaines maçonneries de pays catholiques, Belgique en tête, décidèrent d’enfreindre le tabou du débat politique en loge. Et, surtout, vint la question du Grand Architecte, en France. D’une part, le GODF se trouvait plutôt isolé géopolitiquement. D’autre part, la guerre des deux France atteignait son acmé. De plus, au sein de la Libre Pensée, les athées militants avaient remplacés déistes et spiritualistes ; enfin, dans les loges, les protestants, qui y étaient surreprésentés, étaient tous d’obédience libérale, le pasteur Desmons, rapporteur des vœux des loges et fort bon orateur, en tête. Le contexte était donc tel que ce qui devait arriver arriva, le Grand Architecte n’eut plus qu’une existence facultative au GODF. Les conséquences de la rédaction de la nouvelle Constitution de l’obédience furent capitales. Très vite, les maçonneries anglo- saxonnes prirent leurs distances. Même si elles adoptèrent plutôt sagement le principe de reconnaissance individuelle, « pour la première fois, dans les relations internationales et interobédientielles apparaissait la notion de « reconnaissance » qui interférera désormais avec celle de régularité ». Comme le note enfin l’auteur : « L’art de nommer en franc-maçonnerie était et demeure éminemment « politique. » Il nous livre alors une très intéressante analyse de ce que veut dire le mot « Landmark » pour les Anglo-saxons et comment ce mot entendu et surtout plus ou moins bien traduit et interprété par des continentaux prête à d’inextricables confusions !

Le XIXe siècle est celui de l’émancipation des minorités, et, bien entendu, on pourrait croire qu’il fut aussi celui de l’émancipation de la moitié la plus aimable de l’humanité. Or, en règle générale, les deux tiers du XIXe siècle furent, avec le triomphe des valeurs bourgeoises, beaucoup moins favorables aux femmes que le précédent. En maçonnerie, comme de juste, ce fut la même chose.

Sous l’Empire, les épouses, sœurs, etc. des dignitaires avaient constitué une « maçonnerie des dames », « parisienne », mondaine, et utilitaire. Sous un régime particulièrement mysogine, ce furent paradoxalement les sœurs d’Ancien Régime qui entretinrent le désir d’indépendance. Sous la Restauration eut lieu ce qu’on peut appeler l’ « accueil festif ». On chercha à rétablir le faste et le charme des réceptions d’antan. Les vraies nouveautés n’apparurent qu’à la fin du siècle sous l’impulsion progressiste des frères de la Grande Loge Symbolique Ecossaise, avec l’initiation de Maria Deraismes et la création du Droit Humain. L’auteur consacre d’intéressantes pages à deux sœurs très représentatives des maçonnes de cette époque : Madeleine Pelletier (1874-1939) et, bien sûr, Louise Michel. Vers 1870, en Espagne, la maçonnerie féminine prit un essor remarquable. Peut-on attribuer ce phénomène à l’absence de tradition maçonnique masculine solidement implantée ? En Italie, cela fut un peu analogue, avec le soutien des esprits garibaldiens, mais resta toutefois marginal. Mais c’est en France que rien n’alla vraiment de soi.« L’antiféminisme français, écrit l’auteur, se voulait « scientifique », positiviste (…), prouvant l’infériorité, l’inaptitude, voire l’incomplétude de la femme dans divers domaines. L’anticléricalisme omni présent y portait la théorie de la soumission des cerveaux féminins au clergé romain. » Cependant, d’autres souhaitaient au contraire ouvrir les loges aux femmes de façon à les soustraire à cette néfaste influence ! Et ce fut la célèbre décision de la loge Les Libres Penseurs, à l’Orient du Pecq, en 1881 ! Le Droit Humain connut son plus grand développement au Royaume-Uni et dans l’ensemble du monde anglo-saxon entre 1900 et 1914, succès qui s’inscrit en partie dans la forme politique du mouvement féministe britannique, tandis que la « co-masonry » était davantage liée à la Société Théosophique. L’auteur mentionne également le rôle important de deux maçonnes à l’exceptionnelle personnalité : Aimée Bothwell-Gosse (1866-1954) et Marjorie Cecily Debenham (1893-1990).

En 1910, le Royaume-Uni était sans conteste la grande puissance maçonnique en Europe (152 000 frères), suivi par l’Allemagne (54 000) et la France (37 000). Quel pouvait être alors la composition sociale de la GLUA ? « Durant ces années (la GLUA) fut de facto, en osmose avec le parti conservateur et l’Eglise anglicane, moins par choix idéologique que par une compositionsocioculturelle identique : nobility,gentry,upper-middle class. »

L’auteur consacre plusieurs pages à un épisode très révélateur des enjeux divers autour de la maçonnerie de ce temps, avec le cas de Baden Powell et du scoutisme, dont les valeurs furent instrumentalisées à la fois par les catholiques (selon le schéma déjà connu réprobation, fascination, appropriation), mais également par les maçons (dans mes bras mon enfant, même s’il n’est pas de moi), et généralement par la morale anglo-saxonne de l’époque qui la confondait plus ou moins volontairement avec la pensée de Kipling.

En Ecosse, la maçonnerie, est à la fois d’une grand tolérance spirituelle, notamment à l’égard des non-Blancs et des non-chrétiens, et le lieu privilégié de l’identité écossaise. En Irlande, la maçonnerie est, hélas ! associée de plus en plus aux orangistes et aux accapareurs de terre.

Avec ses 600 loges, ses 37 000 membres, sa centaine de relais parlementaires et d’autres relais un peu partout, la maçonnerie française était-elle devenue l ‘appareil idéologique de l’Etat républicain ? On voulait le croire, et des deux côtés, maçons et antimaçons ! Mais on peut, aujourd’hui, en douter. Rarement plus du tiers des loges répondaient aux questions « sociétales » livrées à leur appréciation. Il y avait certes aussi d’autres demeures dans la maison républicaine, et il est en fait très difficile de déterminer qui, du Parti radical ou de la maçonnerie, tenait l’autre. De même, la maçonnerie carrément revendicatrice et avancée est alors plutôt du côté des « rouges » de la toute nouvelle Grande Loge de France ; quant au syndicalisme de l’époque, il est souvent très méfiant à l’égard de la maçonnerie. En dépit d’une autocélébration glorieuse (la maçonnerie comme République à couvert, République comme maçonnerie à découvert), les années 1885-1905 étaient déjà, au seuil de la Grande Guerre, mythifiées à l’égal d’un âge d’or disparu !

Pendant ce temps, en Allemagne, le nouveau Kaiser, Guillaume II, contrairement à ses prédécesseurs, n’est guère favorable à la maçonnerie, laquelle se veut pourtant, dans l’ensemble, plus que jamais « rein national » avec même quelques errements du côté du pangermanisme. Dans le monde scandinave, la maçonnerie joue un rôle plutôt paradoxal ; elle est en effet très « traditionnelle », mais plutôt bien répandue, et elle accompagne activement la démocratisation à l’œuvre, ainsi que le progrès économique. En Suisse, ce qui caractérise essentiellement l’Ordre, c’est son action philanthropique. Peu d’adhérents, mais en général fortunés. Elle souffre aussi d’un développement territorial inégal, la plupart des loges se trouvant à Genève ou dans les cantons de Vaud et de Neuchâtel. En Italie, dans les années 10, un nouvel antimaçonnisme se fait jour, qui s’appuie non seulement sur un néonationalisme, mais aussi sur toute une frange du mouvement socialiste, où, déjà, Mussolini est à l’œuvre. Au passage, on saura gré à l’auteur de tenter d’éclairer une situation bien confuse ! Dans les Balkans, des maçonneries toutes neuves sont déjà travaillées par des tensions qui ne se résoudront qu’après la Grande Guerre. Enfin en Russie, la maçonnerie se développe de façon spectaculaire, en phase avec le progressisme et le libéralisme, et l’on peut voir que la plupart des acteurs de la Révolution de février 1917 sortaient des loges ! Encore une fois, hélas ! et ceci du fait de la dictature bolchevique, la maçonnerie allait disparaître de Russie quelque temps après. La réception de la maçonnerie en Turquie fut favorisée par une proximité, sans doute quelque peu interprétée, de celle-ci avec les confréries soufies. Mais, là aussi, l’hostilité d’une certaine orthodoxie musulmane et les accaparements étatiques vont brouiller les cartes. Au Portugal, après la proclamation de la République en 1910, on assiste à une laïcisation de la maçonnerie, accompagnée aussitôt de réactions spiritualisantes. Et puis, en Espagne, la maçonnerie est accusée vers 1900 d’anti patriotisme à cause de ses présumées sympathies pour les mouvement indépendantistes sud-américains. De plus, elle se balkanise, face à des adversaires qui, eux, n’ont pas désarmé.

A la fin du siècle, « cosmopolite » était devenu un gros mot. Pourtant, il y eut des tentatives pour promouvoir un internationalisme maçonnique. Mais ce fut le fait, la plupart du temps, d’individus isolés ou de groupes marginaux, les obédiences devant donner des gages de patriotisme sans faille. Citons parmi ces tentatives l’ International Masonic Club, où se rencontraient à Londres vers 1910 quelque deux cents Britanniques, Allemands, Italiens et Français, tout cela cependant sous l’égide de la fameuse Régularité et le respect vigilant des intérêts britanniques. Dans le même ordre de faits, on citera l’encouragement donné par la GLUA à la création à Paris, en 1913 de ce qui allait devenir bien plus tard La Grande Loge Nationale Française. Des contacts franco-allemands eurent également lieu, directs de loge à loge, ou parfois par le truchement des frères suisses ou hollandais ; certains se déroulèrent au col de la Schlucht, en Alsace, lieu éminemment symbolique. L’auteur rend d’ailleurs hommage à la Grande Loge Suisse Alpina qui s’efforça, par l’intermédiaire du bureau international des relations maçonniques, d’apporter un peu de lumière dans cette nuit qui devait quatre ans durant s’abattre sur l’Europe. Les lumières s’éteignirent-t-elles toutes ? Passons sur les loges militaires, exclusivement anglo- saxonnes et allemandes. Les fraternisations, il y en eut, furent très rares et plus que discrètes. De 1914 à 1919, une loge regroupant des civils et militaires allemands et des alliés du Reich se réunit régulièrement dans un camp de l’Île Longue, en rade de Brest. En janvier 1917 eut lieu au siège parisien de la GLDF une conférence des maçonneries alliées ; hélas !sous les appels à la paix, on pouvait discerner, tout comme dans le monde profane, une volonté d’exclusion des maçonneries « vaincues ». D’autres tentatives pacifistes eurent lieu, de la part de mouvements maçonniques marginaux, ce qui permet à l’auteur d’évoquer la carrière de l’étrange Theodore Reuss, le « Cagliostro de la Belle Epoque ».

En conclusion, les maçonneries européennes épousèrent sans vraiment d’états d’âme les politiques de leurs pays respectifs. Mais sans doute restait-il le sentiment confus d’avoir manqué à un devoir fondamental qui s’appelle l’esprit de fraternité et de tolérance, pourtant si célébré dans ce siècle si sentimental, et si marqué à ses débuts par l’élan romantique des utopies généreuses ! On vit alors beaucoup de maçons se lancer vaillamment, comme pour se faire pardonner, dans l’aventure de la SDN et autres organisations du même genre.

Le professeur suédois Andreas Önnerfors a raison d’écrire dans sa postface que, à y regarder de près, la franc-maçonnerie est l’un des phénomènes les plus complexes de l’Histoire. Ce monumental et très remarquable travail en donne absolument la preuve. Il est bien difficile après lecture d’une telle œuvre, de celle qui l’a précédé et dans l’attente de celles qui vont suivre, espérons-le, bientôt, de parler, comme on le faisait récemment, de la maçonnerie comme d’un épiphénomène social. John le Carré a dit quelque part que les services secrets étaient l’inconscient des nations. La franc-maçonnerie, société discrète, mais « à secrets », n’est-elle pas le fil rouge qui traverse la trame, parfois claire, parfois obscure, de la civilisation occidentale moderne ?

P.S. Un reproche : a part deux courts textes en allemand, les autres textes en langue étrangère (italien et anglais), ne sont pas traduits. C’est malheureusement un travers de plus en plus répandu et c’est dommage. Il serait bon de rectifier.