Aux Sources du REAA

Le cahier de loge du Vénérable Tarade, manuscrit témoin de la vie maçonnique de 1761 à 1776, transcriptions et commentaires par Claude Gagne et Dominique Jardin, Préface de Pierre Mollier, Avant-propos de François Rognon, Dervy, 2017, 720 pages, 38€.


Cet ouvrage si mal titré –on chuchote que les impératifs commerciaux ont primé sur l’aspect scientifique- et malheureusement truffé de fautes d’impressions dont il faut souhaiter la correction dans une édition future (une première liste d’errata est déjà disponible auprès des auteurs), cet ouvrage donc n’en reste pas moins un livre très précieux et remarquable pour l’histoire de la Maçonnerie française du XVIIIe siècle. La reproduction intégrale du manuscrit est donnée en couleurs. On y trouve des textes rituels datés, ce qui n’est pas si courant, et des tableaux de loge.

Il concerne une période importante de la vie de la première Maçonnerie française, au tournant du siècle, qui voit la constitution d’échelle de grades dont il faut, après les plus grands érudits, souligner toute l’importance. Il est donc « aux sources » des grades écossais qui évolueront séparément en France et en Amérique : en France avec les 4 Ordres du rite Français (rappelons que le 2e Ordre est un condensé de tous les écossismes et que l’arche du rite Français renferme 81 grades); en Amérique où le travail d’Etienne Morin débouchera plus tard sur le Rite Ecossais Ancien et Accepté. Et c’est en ce sens que ce travail intéresse bien plus généralement toute l’histoire des rituels, des hauts grades et de la Maçonnerie des années 1760.

Précisément sur ce dit point, le « cahier de Loge » couvre les années 1761 à 1767 puis l’année 1776, période si complexe de l’histoire de la 1e Grande Loge de France qui -faut-il le rappeler ?- n’est pas l’ancêtre direct de la Grande Loge de France d’aujourd’hui. Pierre Chevallier dans Précis historique de la Maçonnerie française, un manuscrit inconnu de 1780, Dervy, 1995, a écrit une introduction éclairante sur les mésaventures de la Grande Loge de 1762 à 1767. Cependant il reste des zones d’ombre sur le conflit qui oppose les organismes qui prétendaient gérer les hauts grades et, accessoirement, en tirer profit : le Conseil des Chevaliers d’Orient et le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident.

Quoiqu’il en soit la Grande Loge entre dans une grave crise en 1767 et le journal de Loge de Tarade, par son interruption, en signale l’importance. On a longtemps soutenu que « les ordres du gouvernement » auraient fait cesser les travaux de la Grande Loge. La réalité est sans doute plus complexe et l’effacement de la 1e Grande Loge, en tant qu’institution, s’explique plus aisément par les règlements de compte à l’intérieur d’icelle évoqués supra.

Ce conflit a de multiples causes. On a évoqué des raisons sociologiques et religieuses, les deux étant intimement liées. Se serait ainsi opposée à l’aristocratie maçonnique des premiers temps, relativement ouverte -et peut-être sensible au christianisme unitarien des origines tel que l’expose Anderson - mais attachée à ses privilèges –comme la possession à vie de la charge de Maître de Loge-, une bourgeoisie réclamant le Vénéralat, plus dévote, en un mot janséniste. L’accentuation du caractère chrétien trinitaire de certains grades en serait le témoignage même si cette question reste très complexe. C’est ainsi qu’on pourrait distinguer les grades trinitaires de Tarade de ceux de Pirlet et leurs conflits sous-jacents, citer l’Ecossais parisien, l’Ecossais des 3JJJ, l’Ecossais de Valois, remarquer que des éléments de ces grades passeront dans d’autres grades, etc., etc. Mais cette diversité illustre surtout l’émergence, en France, de cette maçonnerie explicitement chrétienne. (cf. La Grande Loge de Paris, dite de France et les « autres » grades, de 1756 à 1766 I. Les Ecossais Trinitaires, par René Désaguliers in Renaissance Traditionnelle, n° 86, avril 1991).

Ainsi la Maçonnerie ne disparaît pas en 1767. Elle continue à vivre et connaîtra en 1773 une nouvelle organisation, le Grand Orient de France, et bientôt, dans les années 1780, une nouvelle structure de hauts grades.

Ce livre contribue à une meilleure connaissance de cette Franc-maçonnerie en ébullition. On y retrouve des personnages comme Théodore-Jean Tarade, violoniste et compositeur, Franc-maçon très actif, initié en 1750 et fondateur de la Loge Saint-Théodore de la Sincérité en mai 1761 dont on découvre ici le journal ; Jacques Lacorne (vers 1710-1762) ; Henri-Joseph de La Chaussée dit Brest de La Chaussée (1733-1818) à propos duquel les auteurs s’interrogent sur le fait de savoir s’il faut le confondre ou non avec ce « La Chaussée ou De La Chaussée » inventeur d’une « loge de dignité écossaise pour les dames » et d’une « loge de Parfait Ecossais » ; C. Pirlet, grand inventeur et promoteur de grade d’Ecossais trinitaire ; etc.

Voici donc un livre à ne pas manquer fruit d’un travail en collaboration de deux auteurs dont la réputation, l’érudition et la compétence scientifique ne sont plus à démontrer.