De Londres à Saint-Pétersbourg

Carl Friedrich Tieman (1743-1802) aux carrefours des courants illuministes et maçonniques,

par Antoine Faivre. Archè, Milano, 2018

Fruit des travaux d’un grand chercheur, professeur et théoricien de l’ésotérisme, ce livre de très grande qualité est remarquable tant par sa précision, sa documentation très importante, et sa méthode.

Quant à la méthode il suffit de lire l’introduction qui est un modèle du genre.

Quant à la documentation, qui représente près de la moitié de l’ouvrage, elle est composée de correspondances, journaux intimes, mémoires etc.

Il retrace la vie de C.-F. Tieman. D’origine allemande, celui-ci est issu d’une famille nombreuse piétiste. Ce mouvement protestant, illustré de diverses manières et qui ne fut gère goûté dans les milieux protestants orthodoxes, met l’accent sur une religiosité intérieure, une piété personnelle, un sentiment religieux individuel dans la perspective d’une renaissance spirituelle qui transforme celui ou celle qui le pratique. On perçoit la proximité possible avec les courants illuministes. De fait Tieman commence à avoir des visions vers l’âge de 14 ans et ces expériences d’état modifié de conscience auront une grande influence sur lui tout au long de sa vie. Il fait des études en histoire et philologie et connaît plusieurs langues. Il va en Russie où Catherine II le remarque pour lui confier la charge de tuteur ou gouverneur de jeunes nobles russes qui souhaitent accomplir « le Grand Tour », un voyage de formation en passant par toutes les grandes capitales européennes. Il a ainsi l’occasion d’être en contact avec des milieux nombreux et variés, illuministes et maçonniques, ce qui fait de ce célibataire non misogyne un véritable commis voyageur de l’illuminisme et un compagnon de route de premier ordre pour suivre tous ces courants. En France il rentre en contact avec la Loge La Bienfaisance à Lyon et Les Amis Réunis à Paris. Il échange ainsi une correspondance importante avec Jean-Baptiste Willermoz, Louis-Claude de Saint-Martin avec qui il voyagera également et Savalette de Langes. Il s’intéresse au magnétisme, aux Illuminés d’Avignon, au convent de Wilhelmsbad, à l’affaire de l’Agent inconnu, etc. Il essaye d’implanter le Régime Ecossais Rectifié en Russie sous le nom de « Martinisme ». Cette tentative connaîtra d’abord un certain succès mais devant la désapprobation de Catherine II qui redoute des implications politiques, le RER s’éteindra. Il meurt major de l’armé russe dans sa soixantième année.

L’intérêt de suivre et d’étudier un tel personnage permet de comprendre l’importance des courants illuministes au XVIIIe siècle en Europe. Si l’on peut établir une distinction entre la philosophie des lumières fondée sur la raison et l’illuminisme qui prend en compte l’intuition, le ressenti, le sentiment, Antoine Faivre montre magistralement qu’il y a aussi des points communs entre les deux mouvements dans la mesure où c’est une tentative de réponse à ce que Paul Hazard a appelé « la crise de la conscience européenne », c’est-à-dire un essai de penser les grands problèmes métaphysiques, l’interaction entre les Ecritures et les dogmes des églises etc. Il n’y a pas que les « philosophes » qui attaquent les clercs et qui recherchent une pureté originelle, les illuminés également et c’est toute la porosité entre les deux mouvements à la recherche de connaissances supérieures physiques ou métaphysiques.