Le mystère Abd el-Kader

351 pages, Le Cerf, 2019

par Thierry Zarcone

Thierry Zarcone, directeur de recherche au CNRS est un spécialiste, ente autres choses, des rapports de l’islam avec la France-Maçonnerie. Il est l’auteur, notamment d’un ouvrage capital sur ce sujet paru chez Dervy recensé pour RT , N° 181/182 - janvier/avril 2016. Avec celui- ci, il examine et réexamine en profondeur une histoire très particulière, celle de l’initiation d’Abd El Kader en FM et en montre la fonction mythique dans tous les sens du terme qu’elle a fini par prendre au sein de la FM, française d’abord et surtout, mais aussi internationale et enfin dans le monde musulman. Il s’efforce de répondre à trois questions : comment un mystique soufi très pieux, également chef de guerre et qui a combattu le colonisateur français les armes à la main a-t-il pu rencontrer la FM de l’époque, partie prenante de la colonisation? Comment Abd el Kader, ou mieux, la relecture de sa vie est-elle devenue une sorte d’exemple pour un certain type d’intégration de l’islam dans une république laïque à la française? Et comment tout cela est encore source de controverses, dans la FM, et dans l’islam, souvent très virulentes.

Le personnage est de toute façon hors norme dès le départ. Il combat avec ardeur et intelligence les français lors de la conquête de l’Algérie; en même temps, il traite ses prisonniers avec une humanité et une générosité qui étonne ses ennemis eux- même. Vaincu en 1847, il est emprisonné au mépris de la parole donnée avec des membres de sa famille dans divers endroits en France avant d’être libéré en 1851 par napoléon III. C’est aussi un mystique soufi d’une élévation spirituelle exceptionnelle, auteur lui même de remarquables traités de mystiques dans la lignée d’Ibn Arabi (auteur d’une oeuvre immense entre l’Andalousie et Damas aux confins du XIIè siècle de l’ère chrétienne). Le grand moment de cette histoire se situe à Damas en 1860 où l’émir réside depuis 5 ans. Au cours d’émeutes interreligieuses, l’émir accueille et protège des milliers de chrétiens ainsi que des diplomates occidentaux menaçés. (A noter qu’il n’était pas tout seul; certains personnages importants touchant au réformisme dans l'islam et au soufisme ont eu la même attitude donc AEK n’est pas un hapax.). Aussitôt, dans le monde entier et surtout en France, bien sûr, il devient un "héros et un humaniste oriental". Aussitôt, le GODF lui propose l’initiation. Ce sera fait en 1864 après un pèlerinage de l'émir à la Mecque, à Alexandrie dans la loge « Les pyramides d’Egypte » pour le compte de la loge parisienne "Henri IV ».


Le Mythe commence ---- Abd el Kader est d’abord et avant tout homme de tradition, la sienne ,celle de l’islam. Les notions occidentales à la Voltaire ne lui sont nullement familières, mais il ne méprise pas pour autant les progrès des sciences et des techniques; il sera un maçon « sans loge », (« maçon sociologique ») et ne visitera qu’une fois la loge Henri IV. Mais il continuera à correspondre avec des loges et jamais, JAMAIS, il ne reniera son initiation. il reçoit d’ailleurs ses visiteurs maçons d’une façon maçonnique. Qui plus est, des fils et petit fils de l’émir se feront initier et certains occuperont jusqu’avant la 2è guerre de très importantes fonctions dans la Maçonnerie du proche orient. Un certain malentendu s’installe.. On prend l’émir pour un libre penseur rationaliste, ce qu’il n’est pas. Plus tard, bien plus tard, certains descendants nieront farouchement l' épisode maçonnique.Dès 1903 d’ailleurs, le fils ainé de l’émir omet celui-ci dans la biographie de son père, la FM ayant acquis depuis peu son statut maudit en islam. Le malentendu porte d’abord sur les raisons du geste de l’émir à Damas. Pour les maçons, c’est l’adhésion à l’esprit moderne de tolérance; ils ne sont pas en mesure de percevoir que cette attitude peut fort bien se rattacher à la futtuwwa, chevalerie spirituelle et initiatique, selon ‘esprit du Coran, avec ses vertus de générosité, courage, indulgence, etc et magnifiée par le maître de l’émir, Ibn Arabi. De même, mais cela viendra plus tard, une tentation de superposition comparative peut s’installer si l'on rapproche sans trop de soucis de contextes historiques et spirituels fort éloignés, la doctrine « oecuménique » d’Ibn Arabi et le titre1 des Constitutions d’Anderson. Maintenant quelles sont les raisons de l’initiation? L’auteur rappelle d’abord que la FM française ou anglaise est alors un vecteur de pénétration de l’influence occidentale auprès des élites dans un monde musulman toujours sous joug ottoman et travaillé déjà par des revendications nationalistes. De ce point de vue, l’émir est une bonne prise. Mais il y a aussi le fait que AEK qui ne connaissait pas du tout la maçonnerie était lui aussi mû par le souci de conserver de bonnes relations avec la France, que la FM lui semblait influente et aussi mû par la curiosité pour une société soucieuse de haute morale qui ressemblait quelque peu aux organisations soufis, (mais AEK dit lui même que la FM est une société « fraternelle » sans faire de référence au côté initiatique). Donc, tout le monde trouvait son intérêt. N’oublions pas le statut de héros et d’homme politique respecté de l’émir. D’ailleurs ses descendants ne seront pas dupes.Ils monnaieront le prestige de leur nom auprès des Français aussi bien que des Ottomans. Par la suite, pour les élites musulmanes, l’attirance pour la FM ne devra rien à un intérêt pour l’ésotérisme, (il y a ce qu’il faut dans le soufisme) mais pour le côté sociabilité élitiste et le côté politique tourné vers la libéralisme et le progrès. Cela dit, les musulmans initiés en maçonnerie au proche orient dans ce sillage ne trouvait absolument aucune contradiction entre leur appartenance maçonnique et leur pratique religieuse ou initiatique musulmane. Le questionnaire du GODF sur les devoirs de l’homme fut pour l’émir une occasion de faire des réponses d’une très haute spiritualité et très admirées. Au moyen orient, la cassure de 1877 fut tout à fait méconnue. D’ailleurs, le GODF, pour des raisons politiques avait dispensé les FF beyrouthins de tenir compte de la réforme. A E K était proche sans doute de courants réformistes de l’islam. Ça se discute toujours selon l’auteur de la postface, mais le fait est que l’ancrage soufi/réformiste est toujours d’actualité.

La partie très intéressante et nouvelle du livre, c’est tout ce qu’il raconte de l’Abd el Kader que se figurent les différentes maçonneries et ce qu’elles en font en quelque sorte en miroir, et aussi de leur représentation également en miroir de l’islam ésotérique. "L’Abd el Kadermania" démarre dans les années 60 et atteint son apogée dans les années 80. Cela va être, d’une part, en réaction à la captation de l’émir par la révolution algérienne qui ne veut rien savoir de la FM , d’autre par à la suit et des travaux remarquables de Bruno Etienne et enfin d’une tentative de répondre aux côté anxiogène du débat sur l’islam dans la société française. Chaque maçonnerie à son Abd el Kader. C’est pareil en islam. Ce sont des imaginaires à partir d’un homme pourtant bien réel, qui montre surtout les savoirs et les capacités d’analyse des imaginants. Au GO, c’est partagé entre « émir républicain » et constructeur d’un pont entre les deux rives de la Méditerranée.(En 1980 Bruno Etienne avait fait sortir des réserves le grand portrait qui orne les parvis du temple Arthur Groussier, coeur, rue Cadet du GODF). Le soufi mystique, c’est à la GL et à la GLNF qu’on le rencontre surtout. Egalement aux USA qui se serviront d’ailleurs de cette histoire après 1877. (Ou les Shriners).Cinq loges ont porté et portent le nom d’Abd el-Kader : Une égyptienne, en 1866, disparue, une autre issue de la GLDF en Tunisie, en 1955, disparue à l’indépendance en 1958. Une sénégalaise à l’orient de Rufisque, tendance G.O. mais marquée par un certain africanisme, enfin en 1995 à la GLDF et en 2005 à la GLNF. L’auteur expose et analyse les façons fort différentes qu’on ces loges de « faire parler » l’émir.


La façon dont la FM va faire parler AEK --- A la suite d’une attaque pontificale, on oppose ce musulman très religieux au pape et un dirigeant de la GLUAl le trouve « plus chrétien que le pape », tout infidèle qu’il soit.Les FM maçons américains aussi vont s’y mettre, en en faisant le « grand maitre » mystique en quelque sorte de l’ordre des Shriners, construisant un discours syncrétiste du soufisme autour de sa personne. Formidable cérémonie d’ailleurs aux USA lors de sa mort. Pour les maçons anglo-saxons, l’émir est utilisé contre 1877 du GO.

  1. Au GODF : « adepte d’une morale indépendante de toute idée surnaturelle » et défenseur de « la vraie religion humanitaire ». En Italie aussi. Le GO d’ailleurs, avait désiré que l'émir installe l’Ordre en Orient. Il répondit que c'était impossible avec réalisme.
  2. POLEMIQUES. Erreurs franc-maçonnes : AEK est un musulman parfaitement orthodoxe. L’erreur est aussi de croire que le soufisme est un courant homogène. Il y a des soufis très anti-maçons trés proche des salafistes. Ce qui n’est pas le cas de AEK et de son entourage.En effet, Ibn Arabi et tout ce qui vient de lui est exécré par les Wahabites et autres intégristes. Ce qui serait le plus proche en fait de la FM serait le bektachisme turc, très libéral par rapport à la lettre de l’islam .
  3. Ceci ne constitue qu’une série de notes lues et commentées au cours de la tenue de la loge Liber Latomorum le 26 mars 2019. Un compte-rendu beaucoup plus complet sera publié en fin d’année 2019 dans la revue POLITICA HERMETICA.