Guénon au combat

351 pages, L'Harmattan, 2019

par Jean-Pierre Laurant

Une vie maçonnique ne serait pas complète si, une fois ou l’autre, l’initié ne rencontrait pas l’oeuvre de René Guenon et, presque toujours, pour avoir à se positionner pour ou contre. Rien d’intéressant là dedans. La postérité de Guenon est considérable, et très singulière. Il convient donc de l’étudier sans préjugé et de façon précise, attitude maçonnique par excellence. Jean-Pierre Laurant, éminent spécialiste de l’homme et de l’oeuvre en livre ici des aspects méconnus et plutôt surprenants. En effet, n’est-il pas étrange que les promoteurs d’une oeuvre - et Guenon le premier - qui se prétendait entièrement dégagée des contingences historiques et des illusions du changement ait adopté, pour la faire connaître et lui faire acquérir l’influence qu’ils estimaient lui être due, les canaux de l’urgence et de l’adaptation à « l’état des lieux »? Pour Guénon, deux institutions, l’Eglise catholique et la Franc-maçonnerie, conservant seules quelques vestiges de la Tradition primordiale, pouvaient constituer le socle d’une possible reviviscence. L’expérience prouva qu’une attaque frontale, impossible à mener, devait céder la place à une guérilla, à un « entrisme », si l’on ose dire, menés par des réseaux spécialement constitués. Le « réseau » est une notion aujourd’hui familière qui s’applique à bien des domaines. Mais n’est-il pas le fruit de cette modernité parfaitement antinomique à la Tradition, et surtout, fruit de la « contre-initiation », notion centrale dans l’univers guénonien? En tant que « vrai moteur de l’Histoire », le mal, ici précisément incarné, ne peut, du fait de sa nature avoir de centre. Ne fonctionne donc-t-il pas, justement, en réseaux dispersés, sans coordination apparente, clé secrète de leur efficacité ?

Paradoxe, donc, qu’il faille que la Vérité immuable ait eu besoin de ces truchements là! Mais les bouleversements et les crises - dans tous les domaines - de la fin du XIXe siècle, plus la monstruosité de la Grande Guerre, constituaient un terrain favorable pour le surgissement de ce type d’organisations. D’ailleurs, dans les premiers chapitres, l’auteur nous montre un Guénon utilisant très tôt ce discret mode d’action avec un surprenant à propos.

Les réseaux guénoniens se forment souvent spontanément autour de lecteurs ayant ce dénominateur commun : le choc de la rencontre de l’oeuvre vécue comme une révélation. Sensibles avant tout à sa critique "principielle" de la modernité ils seront de précieux pourvoyeurs de cibles pour le maître dans toutes sortes de milieux, recoupant souvent les appartenances : non seulement aux société ésotériques chrétiennes ou maçonniques mais aussi aux monde des sciences « profanes », de l’art, de la littérature, de la philosophie, de la médecine, etc. Existeront aussi des réseaux par nation, principalement l’Italie, pays dont Guenon se sentait culturellement proche.

Un autre réseau, et pas l’un des moins étonnants, sinon étranges, est celui que Guenon avait constitué pour se protéger des menées occultes de la « contre initiation », qui approche des mondes peu ordinaires et donne les raisons cachées du goût de la polémique tant cultivée par le métaphysicien.

Le choix d’agir de cette façon furtive avait des avantages certains pour diffuser un message inouï et au caractère somme toute « subversif ». Cependant un grand inconvénient était sa volatilité. L’union entre les membres des réseaux reposait avant tout sur une négation. Difficile de réaliser l’harmonie des points de vue et d’exercer, de la part de Guenon, un magistère simple et efficace. L’histoire du réseau maçonnique en est un criant exemple.

L’oeuvre, après la Seconde guerre connut une audience nouvelle. (Création chez Gallimard de la collection « Tradition »). En 1947, le projet de créer au sein de la Grande Loge de France la loge « La Grande Triade » avec le soutien de maçons éminents, dont deux grands Maîtres, fut la grande affaire de Guénon. Là encore, à côté de membres « institutionnels », pourrait-on dire, un groupe de fidèles, mais nouveaux venus en maçonnerie, était missionné pour former un « noyau dur » chargé de veiller à la défense et l’illustration stricte des principes « traditionnels ». Il y avait déjà là une source de malentendus d’autant que certains, tel Jean Reyor/Clavelle ne croyaient guère à la valeur de leur initiation, et entretenaient des doutes non seulement sur les « institutionnels » mais encore sur d’autres missionnés, comme le tout récent musulman Roger Maridort. Guenon avait en effet voulu qu’il y ait un « oriental »,c’est à dire un musulman, parmi les nouveaux initiés.Il avait du aussi répliquer à certaines critiques en expliquant que la maçonnerie ne se rattachait à aucun exotérisme en particulier, qu’elle était d’ailleurs « accessoire », etc. Tout cela finit par entraîner toutes sortes d’incompatibilités doctrinales et humaines. Finalement, la loge se scinda, les frères se dispersèrent au gré des obédiences « régulières » ou « sauvages ». La politiques des réseaux trouvait ici, de façon exemplaire, ses limites. »

Certains de ces fervents soldats de la Tradition, connurent une fin de vie difficile, enfermés souvent dans une solitude intellectuelle et spirituelle. L’auteur, examinant dans les derniers chapitres la « récolte » guénonienne, note que : « dire l’indicible n’est pas chose simple et la lumineuse périphrase spirituelle s’est éparpillée au passage par le prisme des cultures qui l’accueillaient. » Pas de résultat tangible à attendre en raison des contradictions dans la présentation de l’oeuvre, des modalités de sa diffusion et de ce fameux effet de « prisme ». Le vrai, comme le souligne enfin J.P. Laurant, peut se dire en quelques mots : « On l’a lu seul ». Pour certains individus la découverte de Guenon reste, est restée, et sans doute restera comme un immense choc reçu individuellement. Il reste que l’oeuvre est encore susceptible de bien des accaparements évoqués brièvement par l’auteur, dont certains fort douteux et fort actuels. Cette situation, conclut-il « nous renvoie à un « post-guénonisme » qui illustre la capacité toujours vivante de l’oeuvre à provoquer le retournement intérieur, quel que soit son objectif, et nous invite à tirer un trait sur le reste ». Peut-on lui donner tort ?

P.L. pour Liber Latomorum.

Ceci est le résumé d’une recension substantielle à paraître dans un prochain numéro de « Renaissance traditionnelle » (Fin 2019)