Sociabilité maçonnique et pouvoir colonial dans l'Inde britannique (1730-1921)
420 pages, Presses Universitaires de Bordeaux, 2019
par Simon Deschamps
Le livre dont je vais vous parler est un ouvrage considérable; c’est en fait une thèse soutenue à Bordeaux Montaigne sous la direction de Cécile Revauger. Simon Deschamps. est un spécialiste de la civilisation britannique et du Commonwealth, mais non de la FM, mais ayant fait cependant un très bel effort pour comprendre et faire savoir tout ce qui était en jeu dans un pareil sujet. D’après l’auteur, le fil directeur de son travail est « la contradiction, le paradoxe pour la FM et les Maçons d’épouser la cause coloniale et de fraterniser avec le peuple colonisé ». C’est un ouvrage plutôt novateur, car la littérature portant directement sur ce problème est plutôt rare, car, mais ça on le sait tous : la plupart du temps, la FM est vue à travers les valeurs qu’elle exprime sans qu’on tienne compte du contexte où elles s’expriment. De ce fait, considérer tous les questions soulevées par la dialectique entre l’universalisme et le cosmopolitisme maçonnique, étudier les moments et les lieux où la rhétorique et la pratique maçonnique convergent ou divergent en fonction du contexte, est très intéressant. La particularité de l’Inde était de constituer pour les Anglais une sorte de laboratoire de gouvernement destination du reste de l’Empire (on l’appelait le « Raj » en Inde, un art royal en quelque sorte), du fait de l’extraordinaire complexité de sa société (castes et religions innombrables). Et pour la Maçonnerie anglaise en Inde, cette question : initier ou pas les indigènes, et lesquels. Trois tendances , en gros, se succèdent : de 1730 à 1813 environ, la FM est avant tout un espace de sociabilité pour les colons, civils et militaires. De 1813 à 1857, l’idéologie se fait libérale. les Indiens entrent en loge dans le cadre d’un projet dit « de civilisation ». Après la révolte des Cipayes, retour à une politique conservatrice, dans le cadre de l’Union impériale. Paradoxalement, en 1885 le tout nouveau Congrès national indien qui mènera le combat pour l’indépendance est en forte convergence avec la Maçonnerie.
Il m’est impossible de parler d’une façon plus précise de tout ce que contient et évoque le livre, d’abord pour l’excellente raison que je suis loin, à ce jour, de l’avoir lu attentivement en entier et que, même, la matière est si abondante que le court exposé requis pour les tenues de Liber ne suffirait certes pas. De toute façon, j’espère bientôt offrir dans Renaissance Traditionnelle une recension, la plus complète possible.
J’aimerais simplement pour l’heure vous parler d’un aspect que l’auteur aborde, certes, mais n’approfondit pas autant, je pense, qu’on aurait pu le souhaiter. Cela dit, ça se comprend, d’abord par la nature du fil directeur évoqué plus haut et par le fait que ça se place dans un registre très spécial, celui de la recherche par la FM elle même de ses ancêtres réels ou supposés tels, dans des espaces- temps très éloignés de sa culture de base, c’est à dire celle qui prenait place lors de ce tournant dans l’histoire du monde que Paul Hazard a nommé dans un classique que tout le monde et surtout les Maçons doivent avoir lu : La crise de la conscience européenne.
On sait bien que la FM ne s’est pas contentée du récit légendaire concocté par Anderson : deux exemples : l’un étudié ici même à travers le livre de Jan Assman, Religio Duplex, qui montre comment la FM allemande a construit un système ésotérique à partir d’une relecture remontant très loin dans le temps vers la « Mère Égypte », et ses mystères sacerdotaux supposés et l’autre en France, avec l’invention du « Maître Irlandais » vers 1750 qui va carrément chercher du plus loin possible de l’espace et de l’altérité, c’est à dire la Chine (cf. Renaissance traditionnelle n° 96, Octobre 1993)
L’auteur note que Robert Boyle, (1627-1691), l’un des fondateurs de la Royal Society collectionne systématiquement les textes orientaux et siège en même temps au conseil d’administration de la Compagnie des Indes orientales. On sait la proximité de la Royal Society et de la FM naissante et si, comme nous l’apprend l’auteur, les premières loges britanniques en Inde regroupaient un grand nombre d’employés de la Compagnie, on a là une triple alliance remarquable.
Trois ans seulement après l’implantation de la première loge en Inde, on trouve dans les procès verbaux de la Grande Loge de Londres pour l’année 1733 une lettre du Grand Secrétaire adressée à la Grande Loge de Calcutta où figure une demande d’information dont il faut lire le texte, tout à fait remarquable lui aussi :
« La Providence a placé votre Loge à proximité de ces Indiens érudits qui se firent appeler Noachides, les fidèles pratiquants des préceptes religieux enseignés dans cette partie du monde par le disciple du grand Zoroastre, l’érudit Archimage de Bactrie et les Grands Maître des Mages, dont la religion est très bien préservée en Inde (ce qui nous intéresse assez peu), mais aussi les rituels de l’ancienne Fraternité utilisés à la même époque, peut-être même plus qu’ils n’en ont conscience. Maintenant, si cela était cohérent avec vos autres activités, de rechercher dans ces contrées les traces d’une franc-maçonnerie antique afin de nous les transmettre (...) les nations anciennes qui se sont illustrées par leurs aptitudes dans les arts et les sciences doivent en avoir conservées des vestiges précieux. »
L’auteur commente : « A ce moment, la franc-maçonnerie participe directement à l’entreprise orientaliste. On perçoit déjà en filigrane, l’ambition d’inscrire son existence dans un passé lointain et universel. Car c’est bien de ça qu’il s’agit :la Grande Loge cherche à mettre en lumière les vestiges d’une franc-maçonnerie antique en Inde. » (l’auteur cite Gould).
Il faut aussi parler de la publication répétée dans des périodiques proprement maçonniques d’articles de William Jones, (1746/1794) une des plus grandes figures de l’orientalisme savant et, qui plus est, un homme de terrain. D’après l’auteur, (qui ne signale pas si Jones était maçon ou non), l’esprit de son oeuvre est proche du côté universaliste de la FM, et de son souci de la tolérance religieuse. L’auteur note ainsi que son poème intitulé « Kneel to the goddess whom all men adore » fait irrésistiblement penser à l’article I des Constitutions d’Anderson.
C’est le même Jones qui déclare, suscitant le plus grand intérêt public : « il n’est pas possible de lire le Vedanta, ou les nombreuses représentations qui en ont été faites, sans penser que Pythagore et Platon tirèrent leurs sublime théories de la même source que les sages indiens ». L’auteur ajoute : « En Inde, lorsque l’orientalisme de Jones prend une forme institutionnelle, avec la création de l’Asiatic Society of Bengal, en 1784, les franc-maçons locaux participent activement à cette nouvelle forme de sociabilité scientifique. »
L'idée que l’Asie est la terre mère de l’initiation maçonnique est alors quelque chose de très partagé en Europe : l’auteur rappelle ainsi les paroles prononcées lors de l’initiation en grande pompe à Paris en 1808 du diplomate persan Askar Khan par Regnault de Saint-Jean d’Angely, ministre d’État de Napoléon : « avec lui (Askar Khan), cette lumière pure retournera vers son antique berceau : l’Asie recouvrera la pieuse et utile institution dont elle a enrichi nos contrées . »
Cette sorte de « retour à l’envoyeur » sera utilisé en Inde par le pouvoir colonial britannique; d’une façon qu’on pourrait dire systématique dans le cadre d’une « invention de la tradition » selon une notion désormais bien connue. En témoigne, lors de la pose de la première pierre du New College de Bénarès, en 1847, le discours du Grand Maître Provincial adjoint de la Grande Loge du Bengale, Robert Neave. Les franc-maçons y sont présentés comme les héritiers de bâtisseurs actifs depuis des millénaires, en Inde notamment : « Son universalité (de la FM) se traduit par la vaste partie du globe dans laquelle ses vestiges sont visibles; ici même nous ne sommes pas sans témoignages, du plus vieux temple au Taj de Agra, ce magnifique exemple d’art. » Cette stratégie culturelle trouve également un aliment considérable dans les spéculations britanniques de l’époque sur le mythe des tribus perdues d’Israël, les Indiens étant censés être les descendants directs d’une de ces dix tribus.
Il ne restait plus qu’à trouver des traces matérielles de la présence « maçonnique » dans les vestiges archéologiques. Va s’en charger l’Écossais Alexander Burnes, frère du Grand Maître de la Grand Loge provinciale de l’Inde de l’Ouest, James Burnes,lui même favorable à l’entrée des indigènes dans l’Ordre. Lors d’un voyage à Bokhara, Alexander Burnes dit avoir remarqué sur la tombe de l’empereur moghol Humaioon un grand nombre de symboles maçonniques. Découverte inattendue, mais finalement normale, car, déclare-t-il, « cette institution d’aucun temps et d’aucun pays s’est diffusée où que les hommes aient dépassé la médiocrité. » De retour dans sa loge mère en Écosse, il partagea avec ses frères de métropole les fruits de ses découvertes et après sa mort en 1842, les périodiques maçonniques, tels que le Freemason’s Monthly Magazine contribuèrent à répandre ses thèses. De même, de nombreux ouvrages tendaient à accréditer l’idée de l’étroite parenté des anciens temples hindous avec ceux de la Grèce et de l’Égypte, et de celle de la caste des Brahmanes avec les Druides.
Enfin, un exemple assez étonnant est celui de Sir Charles Napier, gouverneur du Sind, (région sud-est de l’actuel Pakistan), qui, deux ans après la conquête de ce territoire en 1841, alors qu’il posait la première pierre du Grand Hall de Karachi, tint un discours où il affirma qu’un brahmane, traversant jadis la « contrée sauvage » (sic) habité par les Druses auraient reçus de ceux-ci les mystères de la Franc-maçonnerie.
Ce dernier exemple fait irrésistiblement penser à Kipling et à The Man Who Would be King (1888), l’Homme qui voulut être Roi. Il y a d’ailleurs des pages très intéressantes consacrées à Kipling, mais c’est un sujet de plus...
Pour conclure ce bref aperçu d’un des thèmes traités dans un ouvrage, je le répète, considérable dans tous les sens du terme, le mieux est de citer l’auteur : « Ce qui frappe dans les discours maçonnique de cette première moitié du XIXe siècle, c’est la volonté de ces auteurs de « construire des affinités » avec la population britannique, ce qui plaide en faveur de l’argument (...) selon lequel l’Empire ne se limita pas seulement à la création de l’altérité, mais fut tout autant sinon plus une question de liens, d’affinités entre colonisateurs et colonisés. Quoiqu’il en soit, le procédé d’invention des traditions et notamment la tentative de faire émerger un passé plus ou moins mythique qui soit commun au colonisateur et au colonisé fait intimement partie des stratégies qui permirent aux Britanniques de conserver le pouvoir.Il s’agissait de susciter l’adhésion en faisant émerger des références partagées entre colonisateurs et colonisés. Or, les archives maçonniques révèlent que nombre d’autochtones réinvestirent le mythe de cette histoire commune. »
Bref, pour comprendre un phénomène immense, dont cet aspect est l’un des moins convenablement étudié, Simon Deschamps nous invite à nous tourner vers le concept d’orientalisme tel que l’entend Edward Saïd, soit « un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient. ». (Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Paris, Le Seuil, 2003.)
P. Lachkareff. Pour Liber Latomorum. Le 24 septembre 2019.